Les années de guerre ont dévié la trajectoire de
Jean Giono : l'écrivain-poète, chantre des plateaux de la Haute-
Provence, le célébrateur de la communion entre l'Homme et la nature, l'auteur de la « Trilogie de Pan » et du « Chant du monde » (entre autres), cet homme-là a été rudement touché par les attaques dont il a été l'objet pendant l'Occupation et la Libération. Son pacifisme, le retour à la terre qu'il prônait (et que Vichy récupérait à son compte) ont amené à son encontre un ostracisme littéraire qui l'interdira de publication. C'est dans cet état d'esprit qu'il se résout à une écriture plus alimentaire : les « chroniques » (c'est le nom qu'il donne à ce type de romans) indiquent une orientation nouvelle, avec moins de lyrisme et moins de poésie, mais plus d'ironie et un humour teinté d'amertume, voire de dérision. le nom « chroniques » est révélateur : il fait directement référence aux «
Chroniques italiennes »
De Stendhal (
Stendhal, un des dieux de son panthéon). La première de ces chroniques est «
Un roi sans divertissement », la deuxième «
Noé » que suivront «
Les Ames fortes », «
Les Grands chemins », «
le Moulin de Pologne » etc. en attendant le cycle du « Hussard ».
«
Un roi sans divertissement » trouve donc un intérêt majeur dans sa place dans le parcours littéraire de
Giono. Ce n'est pas le seul : ce roman est singulier également par son sujet, et par la façon dont il est traité : dans les années 1843-1848, dans la région de Trièves (où se déroulait déjà l'action des «
Batailles dans la montagne », un gendarme, Langlois, traque un tueur en série (un sérial killer, en français moderne), puis revient dans le pays, envisage même de se marier, mais, obsédé par la vue du sang, ne pourra échapper à son destin.
Giono, même nouvelle manière, reste
Giono : toujours aussi fluide et limpide, apte à nous faire deviner sous l'immaculé de la neige, la noirceur des caractères, (et leur désarroi), une humanité sans fard, aussi cruelle que la nature dont elle fait partie.
Pourquoi ce titre ? «
Un roi sans divertissement » fait référence à une des « Pensées » de Pascal : « … de sorte que s'il (le roi) est sans ce qu'on appelle divertissement, il est malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit ». Il faut donc se divertir, non pas pour être heureux, mais pour ne pas être malheureux. Langlois, par ce qu'il a vécu et par ce qu'il vit encore (une obsession de nature psychotique) ne peut qu'être malheureux, et donc privé de divertissement. Mais on peut pousser l'analyse plus loin : le divertissement est également tout ce qui permet de ne pas penser à la mort. Et Langlois est bien dans ce cas de figure : la mort l'habite depuis qu'il a tué le tueur, et lui interdit donc tout divertissement. «
Un roi sans divertissement » est un roman où la mort rôde. Pas sur le mode fantastique, mais sur le mode personnel, intime, et là encore, en communion avec cette nature secrète, mystérieuse, sourdement hostile.
La lecture de ce roman n'est pas des plus facile : la multiplication des narrateurs, celle des personnages, les allers-retours entre le présent et le passé, la complexité du thème, tout cela peut rebuter le lecteur ou la lectrice, surtout s'il (ou elle) a encore en tête la luminosité et la simplicité biblique de « Colline », « Un de Baumugnes » et «
Regain ». Il y a sans doute une autre façon de lire
Giono : c'est simplement s'installer dans la barque de ce batelier pas comme les autres, lui faire confiance et se laisser aller au fil de l'eau, les images feront le reste.