AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Citations sur Un balcon en forêt (84)

Une idée de bonheur avait toujours été liée pour Grange aux sentiers qui vont entre les jardins, et la guerre la rendait plus vive : ce jardin lavé par la nuit, gorgé de plantes fraîches et d'abondance comestible, c'était pour lui le chemin de Mona ; il abordait à la lisière du bois comme au rivage d'une île heureuse. La porte de Mona n'était jamais fermée - non pour que son ami pût entrer le matin sans la réveiller, mais parce qu'elle était par la race de ces nomades du désert que le déclic d'une serrure angoisse : où qu'elle fut, elle plantait toujours sa tente en plein vent. Quand Grange entrait, dans le carré de lumière grise que faisait la porte ouverte, il apercevait d'abord sur une table de cuivre le contenu de ses poches qu'elle avait vidées en vrac avant de coucher, et où il y avait des clés, des bonbons à la menthe tout incrustés de miettes de pain, une bille d'agate, un petit flacon de parfum, un bout de crayon mordillé et sept ou huit pièces d'un franc. Le reste de la chambre était obscur. Grange n'ouvrait pas les volets tout de suite ; il s'asseyait sans bruit près du lit qui sortait un peu de l'ombre, vaste et ténébreux, éclairé d'en bas par les braises de la cheminée et le reflet gras des chenets de cuivre. Quand Mona s'éveillait, avec cette manière instatanée qu'elle avait de passer de la lumière à l'ombre (elle s'endormait au milieu d'une phrase comme les très jeunes enfants), cinglé, fouetté, mordu, étrillé, il se sentait comme sous la douche d'une cascade d'avril, il était dépossédé de lui pour la journée ; mais cette minute où il la regardait encore dormir était plus grave : assis à côté d'elle, il avait l'impression de la protéger. Le froid se glissait dans la pièce malgré le feu mourant ; à travers les volets mal joints suintait une aube grise ; un instant, il se sentait porté au creux d'un monde éteint, dévasté par de mauvaises étoiles, tout entier couvé par une pensée noire : il promenait les yeux autour de lui pour y chercher la coûteuse blessure qui faisait le matin si pâle, refroidissait cette chambre triste jusqu'à la mort. " Qu'elle ne meure pas ", murmurait-il superstitieusement, et le mot éveillait dans la pièce aux volets fermés un écho distrait : le monde avait perdu son recours; on eût dit que de son sommeil même une oreille s'était détournée.
Mona dormait à plat ventre, les couvertures enroulées autour d'elle, les bras étendus de tout leur long, les mains plongées sous le traversin agrippant le lit de ses deux bords, et Grange quand il se penchait sur elle souriait malgré lui, toujours étonné que même dans le sommeil, la prise de ce petit corps sur ce qu'il avait reconnu une fois pour son bien et sa pâture fut si affamée. Souvent elle s'endormait nue ; quand il soulevait un peu le drap sur son épaule, il comprenait que ce sommeil brusque d'enfant qui la terrassait et qui l'étonnait si fort avait mêlé à sa fatigue le souvenir d'un piège tendre : c'était comme si une hâte l'eût convoyée vers lui à travers toute la longue nuit d'hiver, et quelque chose lui bougeait dans le coeur : il se dévêtait vite, sans bruit, et s'allongeait à côté d'elle.

[Julien GRACQ, " Un balcon en forêt ", Librairie José Corti (Paris), 1958, pages 84-86]
Commenter  J’apprécie          42
L’entrée en Belgique était à exclure : une fois suffisait. Peut-être que les Allemands attaqueraient-ils par la Suisse – ou bien ils assiégeraient la ligne Maginot : ce serait long : un duel d’artillerie un peu académique, quelque chose comme le siège de Paris en soixante-dix, où les familles endimanchées, après la messe, allaient faire un tour de bastion pour la cueillette des éclats d’obus.
Commenter  J’apprécie          40
- Quel âge as-tu? lui disait-il parfois en lui lissant les sourcils de son doigt, désarçonné par sa beauté mieux que par un coup de vent, clignant des yeux sous une lumière trop vive, pendant qu'elle riait de son rire de gorge et le dépeignait de ses doigts légers –– mais il comprenait que sa question n'avait pas de sens et que la jeunesse ici n'avait pas affaire avec l'âge ; c'était plutôt une espèce fabuleuse, comme les licornes. " Je l'ai trouvée dans les bois " songeait-il, et une pointe merveilleuse lui entrait dans le coeur ; il y avait un signe sur elle : la mer l'avait flottée jusqu'à lui sur une auge de pierre ; il sentait combien précairement elle était prêtée ; la vague qui l'avait apportée la reprendrait.
Commenter  J’apprécie          40
On dormait là, comme ces passagers dans l'embellie des nuits chaudes, sur le pont encore rempli de ses plages de toiles, qui font route vers les mers grises et tachent d'oublier que le vent un jour fraichira...
Commenter  J’apprécie          40
Non, décidément, pensa Grange, cette guerre ne commençait pas comme on croyait. On avait des surprises
Commenter  J’apprécie          40
… il la regardait un peu en dessous, la taille si mince dans on blouson étroit, avec une ombre de malaise ; il pensait à ces guêpes qui savent d’instinct la piqûre qui peut paralyser
Commenter  J’apprécie          40
toute l’immensité de l’Ardenne respirait dans cette clairière de fantômes, comme le cœur d’une forêt magique palpite autour de sa fontaine
Commenter  J’apprécie          40
Dès qu’on avait dépassé les dernières maisons de Moriarmé, le goudron cessait, tandis qu’on entamait les premiers lacets. On eût dit que la caillasse de la route avait été charruée sur toute sa largeur : c’était une sorte de reg saharien, un fleuve de pierres sans fossé ni banquette entre les deux murs des taillis. Grange consulta sa carte parmi les cahots : on s’engageait dans une laie forestière. À chaque virage en épingle à cheveux, la vallée se creusait, une coulée de brouillard au long de sa rivière qui s’asséchait et glissait vers l’aval, de plus en plus vite, soulevée de remous, comme l’eau d’un bain qui se vide. La matinée était pleine d’un soleil gai, transparente et fraîche, mais Grange était frappé par le silence de ces bois sans oiseaux. Accroché aux ridelles, il tournait le dos à demi au capitaine et se levait parfois dans les virages pour plonger le regard jusqu’au fond de la vallée : ou qu’il fût, comme les enfants qui grimpent aux portières, tout point de vue le magnétisait jusqu’à l’impolitesse. Dans le fond de la camionnette, il y avait deux sacs de biscuits, un quartier de viande roulé dans une toile de jute, un trépied de mitrailleuse, et quelques rouleaux de barbelé..
« Arrêtons-nous une seconde à l’Éclaterie, puisque c’est votre première montée », dit le capitaine Vignaud en souriant. « Le coup d’œil en vaut la peine. »
Presque en haut du versant, au bord de la route, on avait ménagé sur la pente un petit terre-plein garni de deux bancs. De là le regard effleurait le sommet du versant d’en face, un peu moins élevé ; on voyait les bois courir jusqu’à l’horizon, rêches et hersés comme une peau de loup, vastes comme un ciel d’orage. À ses pieds, on avait la Meuse étroite et molle, engluée sur ses fonds par la distance, et Moriarmé terrée au creux de l’énorme conque des forêts comme le fourmilion au fond de son entonnoir. La ville était faite de trois rues convexes qui suivaient le cintre du méandre et couraient étagées au-dessus de la Meuse à la manière des courbes de niveau ; entre la rue la plus basse et la rivière, un pâté de maisons avait sauté, laissant un carré vide que rayait sous le soleil oblique un stylet sec de cadran solaire : la place de l’Église. Le paysage tout entier lisible, avec ses amples masses d’ombre et sa coulée de prairies nues, avait une clarté sèche et militaire, une beauté presque géodésique : ces pays de l’Est sont nés pour la guerre, pensa Grange. Il n’avait manœuvré que dans l’Ouest confus, où même les arbres n’étaient jamais tout à fait en boule, ni tout à fait en pinceau.
« Cela peut s’appeler une très honnête coupure », dit-il pour être aimable : le capitaine était breveté.
Le capitaine secoua sa pipe d’un air écœuré.
« Trente kilomètres de front, mais soixante kilomètres de rivière », fit-il avec une humeur brusque. « J’appelle ça une ligne mange-tout. »
Grange se sentit béjaune : il avait dû heurter quelque tabou des popotes d’état-major. Ils rembarquèrent silencieusement.
La camionnette allait très lentement sur la piste cahotante. Dès que les lacets de la piste cessèrent, et qu’on se fut hissé sur le plateau, elle aborda une ligne droite qui semblait filer à perte de vue à travers les taillis. La forêt était courtaude – c’étaient des bouleaux, des hêtres nains, des frênes, de petits chênes surtout, ramus et tordus comme des poiriers – mais elle paraissait extraordinairement vivace et racinée, sans une déchirure, sans une clairière ; de chaque côté de l’aine de la Meuse, on sentait que de toute éternité cette terre avait été crépue d’arbres, avait fatigué la hache et le sabre d’abatis par le regain de sa toison vorace. De temps en temps, un layon fuyait à travers les arbres, étroit comme une passée de bête. La solitude était complète, et cependant l’idée d’une rencontre possible ne disparaissait pas complètement ; quelquefois on croyait distinguer dans l’éloignement un homme debout au bord de la chaussée sous sa longue pèlerine : de près, c’était un petit sapin tout noir et carré d’épaules contre le rideau de feuilles claires. La laie devait suivre à peu près la ligne de faîte du plateau, car on n’entendait de ruisseau nulle part, mais deux ou trois fois Grange aperçut une auge de pierre enterrée au bord du chemin dans un enfoncement des arbres, d’où s’égouttait un mince filet d’eau pure : il ajoutait au silence de forêt de conte. Où me mène-t-on ? songeait-il. Il calcula que depuis la Meuse on avait dû faire une bonne douzaine de kilomètres : la Belgique ne pouvait être loin. Mais son esprit flottait dans un vague plaisant : il ne souhaitait que continuer à rouler dans la matinée calme, entre ces fourrés mouillés qui sentaient la bauge et le champignon frais. Comme on allait aborder un tournant, la camionnette ralentit, puis, grinçant de tous ses ressorts, s’engagea à gauche sous les branches à travers une trouée herbue. Grange devina une maison parmi les arbres, dont la silhouette lui parut singulière ; une sorte de chalet savoyard, emmêlé dans les branches, tombé comme un aérolithe au milieu de ces fourrés perdus.
« Vous êtes chez vous », fit le capitaine Vignaud.
Commenter  J’apprécie          30
C'était un silence mou, fané , qui semblait sous le grand soleil capitonner l'oreille d'une ouate fine, come la neige ou comme le crépuscule des ruines plumeuses ou volettent les chauves-souris. Quand on venait par la route , on pénétrait soudainement dans ce silence comme on retombe de l'autre coté d'une cloture, un peu étourdi ,manquant de repères, attendant vaguement qu'une main se pose sur votre épaule.
Commenter  J’apprécie          30
On sentait que la guerre au milieu du paysage s'était mise dans ses meubles avec le sans-gêne - un peu épuisant - de ces locataires encombrés qui n'en finissent plus de voir arriver leurs malles.
Commenter  J’apprécie          31






    Lecteurs (1137) Voir plus



    Quiz Voir plus

    900ème : Spécial Julien Gracq

    Julien était bel homme, on le qualifiait parfois de beau ...?...

    spécimen
    ténébreux
    gosse
    Brummel

    11 questions
    29 lecteurs ont répondu
    Thème : Julien GracqCréer un quiz sur ce livre

    {* *}