C'est un portrait de Marie-Thérèse Walter peinte en 1937 par Picasso qui orne la première de couverture de ce dernier roman de
Patrick Grainville.
Les yeux de Milos est ma première incursion dans l'univers de cet écrivain.
Aux premières pages inondées du soleil de la Méditerranée, j'ai découvert ce personnage de Milos qui grandit dans une sorte d'enfance baignée dans l'art.
Nous sommes à Antibes. Milos grandit, devient un jeune homme, étudie la paléontologie. Milos a cette particularité de posséder un regard envoûtant, d'un bleu mystérieux, quasi surnaturel, qu'il cache derrière des lunettes épaisses.
Bleu lumineux, bleu excessif, bleu perdu qui résonne avec le bleu de la mer, le bleu du ciel au-dessus de la Méditerranée.
Découvrant les gestes d'amour, et les sentiments peut-être, tour à tour par son amie Marine et son amante Samantha, Milos entrevoit à travers l'érotisme que suscitent ces deux rencontres, un chemin d'apprentissage non seulement pour mieux comprendre l'art, mais creusant un peu plus loin vers l'origine de l'Homme, puisque tel est le sujet qu'étudie Milos, et peut-être plus largement en quête du mystère de l'être.
C'est Samantha qui va l'initier à la découverte de Picasso, elle écrit un essai sur l'artiste. Derrière le génie du grand artiste, elle soulève devant les yeux bleus de Milos le rideau scintillant et montre un spectacle bien moins reluisant : un "nabot grotesque", un sorcier, un ogre, un chaman, un Minotaure, un tueur en série...
Le lieu, Antibes, mais aussi la rencontre avec Samantha, femme expérimentée en amour, érudite en art, sont l'occasion pour Milos de rendre visite aux deux peintres fantômes que sont
Pablo Picasso et
Nicolas de Staël, visiter aussi d'autres territoires plus intimes... Deux peintres, deux artistes antithétiques, qui n'ont rien en commun sauf ce lieu géographique qui les unit un moment donné et désormais un autre lieu, un musée,- tiens donc dénommé Musée Picasso, dans le château érigé face à la Méditerranée, qui expose notamment le Concert, dernière oeuvre inachevée de Nicolas de Staël et La Joie de vivre de Picasso.
Ce roman initiatique réhabilite la mémoire de Nicolas de Staël ; Milos et son amie Marine vont sur ses traces, cherchent à entendre les démons intérieurs qui l'ont dévoré, rencontrent celui qui l'a vu peut-être pour la dernière fois...
L'écriture de
Patrick Grainville est flamboyante, elle est solaire, charnelle, exigeante aussi ; elle affolera sans doute les âmes les plus chastes, mais éveillera la curiosité et le désir d'autres lecteurs, le désir d'en savoir plus...
Cela dit, le sexe écrit de cette manière si échevelée, si follement incandescente, rend toutes images vaines...
Les pages promènent l'idée de l'amour et de la mort tout au long du récit dans une quête, à force de chercher, qui s'avère ressembler à la recherche du sens même de la vie...
À ce moment-là, Picasso vivait à Antibes des moments paradisiaques avec la jeune
Françoise Gilot, alors que
Nicolas de Staël, esseulé, ne parvenait pas à achever son ultime oeuvre, le Concert , en proie au doute, enjambant son corps par-dessus le vide depuis la terrasse de son atelier. Ces deux destins opposés – la tragédie précoce d'un côté, la longévité triomphante de l'autre – obsèdent Milos. Il veut comprendre. Il met brusquement sa vie et,- notamment sa vie amoureuse, sous l'emprise de ces deux artistes mythiques. Tout le récit, tissé de chassés-croisés, se tient à cette recherche, comme une quête parfois douloureuse, dont certains n'en reviendront pas indemnes...
Au premier abord, on pourrait croire que les personnages principaux s'appellent Milos, Myriam, Loïc, Zoé, Marine, Samantha, Jeanne ou Vivie... Et puis brusquement, d'autres personnages surgissent comme des fantômes, faisant revenir l'été 1937 à la Garoupe, tout près de là, tout près de sa maison de Mougins. Alors d'autres noms viennent : Dora Maar, Nusch la femme de Paul Éluard, Ady Finelin,
Man Ray qui les photographie dans des poses lascives et libertines, les saisissant dans cet amour libre...
D'autres femmes peuplent ce livre : Marie-Thérèse Walter,
Françoise Gilot,
Geneviève Laporte, Jacqueline Roque, icônes brûlées au soleil du dieu artiste et vampire... J'en oublie forcément.
C'est un livre envahi de fantômes. Des fantômes féminins au destin tragique pour certaines... Pas une ne semble en avoir réchappé, même celles encore vivantes... Il semble qu'elles aient fait comme
Nicolas de Staël, enjamber un parapet pour se perdre dans le vide, tandis qu'un "nabot grotesque", adorateur de soleil, de sexe et de corridas, qui leur avait fait croire au rêve et à la gloire, et peut-être même à l'amour tant qu'à faire, "mufle à faire peur", continuait de barbouiller dans son antre de manière frénétique.
Même Samantha se laisse doucement prendre dans la nasse du génie cannibale... "Je suis le Minotaure d'un été de bonheur, l'été de Guernica".
Été 1937 à la Garoupe, ce fut l'été qui suivit Guernica. On assimile à tort la dimension sacrée de ce tableau au personnage de Pablo Picasso. Oui c'est bien Picasso qui a peint ce tableau entré dans la postérité. Mais Picasso était loin d'être un humanitaire, il n'avait rien d'un militant, ni d'un partisan. Encore moins d'un rebelle. Il ne pensait pas. Il peignait de manière convulsive. Il baisait. Il vivait dans la joie. Il prenait le soleil. Il ne pensait qu'à lui. Malgré ses accointances avec le régime nazi, tandis que ses proches le priaient d'intervenir, il ne fit rien pour sauver son ami le poète quimpérois
Max Jacob qui mourut à Drancy dans d'horribles souffrances, se contentant d'ironiser, en lançant cette blague que "Max était un malin, qu'il filerait à travers les barreaux"...
Le texte de
Patrick Grainville est érudit. Il est nourri de sources historiques très riches et d'anecdotes foisonnantes. Il remet en abyme au travers des yeux de Milos les deux fantômes d'un lieu, aux destins contraires.
C'est le regard de Milos qui se voile et se dévoile à travers ses yeux particuliers, de manière hallucinante. S'aveugle aussi à la lumière du désir, posant ses yeux sur la courbe des femmes qu'il étreint, sur des Vénus impudiques et rieuses, sur le ciel de Méditerranée ou de Deauville dont la lumière est aussi éblouissante, mais d'un éclat différent...
Le regard de Milos, c'est un regard hors du commun, qui suscite tour à tour amours et inimitiés. Dans cette quête effrénée, Milos a l'impression de perdre ses amours, les unes après les autres...
J'ai aimé les pérégrinations de Milos et de Marine pour suivre et découvrir en Namibie les traces de l'abbé Breuil, surnommé le « pape de la Préhistoire ». Ce fut pour moi ici une magnifique découverte.
Ce roman est l'aventure d'un regard...
Au bord de la nuit, ce texte m'a bousculé dans ses folles et riches digressions, tandis que certains personnages sombrent dans l'obscurité.
Au printemps 1955, à Antibes,
Nicolas de Staël s'est suicidé, précisément un seize mars, tandis qu'à quelques lieux de là,
Pablo Picasso peignait sans doute ce jour-là dans une joie totalement débridée, insouciante, avachi dans son art et sa personne.
Au final, je me suis attaché aux personnages qui émergent du second plan, fantômes d'un passé encore récent : Dora Maar, Marie-Thérèse Walter,
Françoise Gilot, Jacqueline Roque...
Les yeux de Milos m'ont fait entrevoir l'insondable de l'art, Éros et Thanatos, tenter de comprendre ce qui ne peut être compris, le mystère du génie, "l'injustice fabuleuse"...
Je remercie Babelio à l'occasion de son opération Masse Critique ainsi que les éditions du Seuil, pour m'avoir permis ces rencontres multiples.