Citations sur Léviathan (116)
Il était resté là une demi-heure, peut-être plus. Mais comment sa joie s'était-elle changée en désespoir ? Le voilà qui revenait chez lui, plus triste et plus accablé qu'avant. Pourquoi, tout d'un coup, son sort était-il lié à celui d'une femme qu'il avait rencontrée dans la rue ? Quelles étaient les lois folles qui régissaient la vie des êtres ? S'il détestait cette femme, que ne la fuyait-il ? Et si le désir seul l'attachait à elle, que ne se réjouissait-il de la facilité avec laquelle la vie arrangeait les choses ?
Certaines phrases, certains mots qu'elle disait à elle-même, et qui formulaient son amour, lui paraissaient d'un ridicule intolérable, alors qu'elle admettait l'existence de cet amour qui lui consumait les entrailles. Elle redoutait les termes précis dont il eût fallut faire usage pour parler de son état d'âme et préférait, en général, rejeter sa passion dans le chaos des choses inavouées, mais à présent, il ne lui était plus possible de se dérober aux réalités de sa vie;
Pendant des mois elle avait refusé de comprendre ce qui se passait en elle, parce qu'elle avait peur; elle avait toujours eu peur de la vie; si elle 'avait pas eu peur, elle aurait été moins dure envers les autres, mais sa méfiance naturelle l'avait portée à voir des ennemies en tout ceux qui l'approchaient et jusqu'en elle même. A cinquante ans passés, elle en était encore à croire qu'on peut se défaire de ses passions en n'y songeant pas, de même qu'un juge fait jeter un criminel au cachot et s'en va dîner.
Dans les souvenirs qui lui revenaient à présent, il ne trouvait plus que l'amertume des premières déconvenues, les misères d'une réalité avare, l'horreur des paroles, des gestes, de l'argent donné et reçu sans un mot; puis le mariage, ses blessures et ses rancunes, la patience qu'il fallait déployer pour vivre tous les jours avec un être dont il était las depuis des années, l'empoisonnement graduel de sa vie entière.
Au bout d'une journée comme celle-là, il avait le sentiment que des années s'était écoulées dans l'espace de quelques heures et que, tout d'un coup, il était devenu vieux. Alors, des larmes montaient brusquement à ses yeux, et il songeait à sa jeunesse que le temps lui volait.
De ce calme et de cette frénésie résulte une impression ou la force se mêle a une douceur que le langage humain ne peut rendre. C'est un repos sans langueur, une excitation que ne suit aucune lassitude ; le sang coule plus joyeux et plus libre, le cœur se passionne pour cette vie qui le fait battre. A ceux qui ne connaissent pas le bonheur, la nature dans ces moments généreux leur en apporte avec les odeurs des bois et les cris des oiseaux, avec les chants du feuillage et toutes ces choses ou palpite l'enfance.
Alors elle ferma les paupières comme pour ramener en elle-même et contempler par l'esprit le spectacle de son triomphe.
À d'autres, à des âmes plus dociles, le don de profiter des circonstances était départi. Bien des gens apprenaient le bonheur comme on apprend un métier, et se résignaient joyeusement à accepter le médiocre pour éviter le pire. De cette sagesse résultaient les mariages féconds, les vieux jours tranquilles, les dîners de famille qui réunissaient trois générations satisfaites.
D'autres étaient heureuses, mais elle ne le serait jamais; s'il était vrai qu'un être pu aussi bien ne pas naître. Une folie de rancune s'empara brusquement de son esprit et, pendant l'espace de quelques secondes, elle fut traversée du désir de frapper cette enfant dont le visage touchait presque ses mains. (...)
Sa vie était manquée une fois pour toutes, elle aimait mieux y renoncer. Chez cette femme torturée par elle-même, tout sentiment se viciait dès son origine et l'amour même prenait figure de la haine.
Cinq minutes plus tôt elle dormait encore, noyée dans des songes qu'elle ne pouvait plus se rappeler, et elle avait l'impression de revenir d'un pays lointain, où la tristesse était inconnue, dans un pays hostile aux chemins douloureux.