Elle s’élance vers la plate-forme de béton qui semble ancrée dans la terre, déposée par une soucoupe volante.
La boue grise se transforme par alchimie en surface dure, une longue table lisse de deux cents mètres au-dessus d’eaux agitées par un fort courant. Un enfant d’une dizaine d’années fait des acrobaties avec son vélo sur cette belle piste dégagée. Camille saisit cette image insolite de poste frontière désertée par la vie. Il roule et s’approche intrigué par la caméra. Camille s’est installée à côté du panneau indiquant « Republica Argentina ».
– Bonjour, tu t’appelles comment ? lui demande Camille.
– Pedro.
– Tu es argentin ou paraguayen ?
– Wichi, qu’est-ce que tu fais ?
– Tu vois, je filme la frontière.
– Ça sert à rien, cette frontière, mais j’aime bien le pont, mon vélo roule mieux dessus que sur la terre.
– Tu m’aides à descendre, je voudrais le filmer d’en bas.
– Oui, dit-il en déposant son vélo sur le bas côté.
Osvaldo qui observait la scène de loin, s’approche pour les accompagner.
Les berges très sablonneuses descendent en pente douce vers l’eau. Camille filme le parapet du pont de béton flanqué de cinq piliers en formes de bipèdes. On dirait une chenille coincée entre les deux rives. Sur ses
pieds se sont accumulés des amas de branches et de sédiments comme quand on se met en travers du courant sur une plage pleine d’algues.
– Tu vois, il se transforme de plus en plus en une digue.
Tout le cours du fleuve est perturbé en amont. Au moment des crues, cela provoque des inondations et des zones entières se transforment en marais, souligne Osvaldo et ajoute ironique :
– Si tu veux te baigner, il vaut mieux aller de l’autre côté, l’eau est plus propre. Ce magnifique pont retient tout. Avant qu’on ne le dynamite, autant profiter des rares effets positifs qu’il apporte.
Ils passent sous le pont. Pedro reprend son vélo et ses acrobaties sur sa piste de jeu.
– Je t’accompagne, dit Camille, mais je ne sais pas si j’irai dans l’eau. Cela m’impressionne un peu, même si je crève de chaud.
Osvaldo s’est déjà débarrassé de ses vêtements et crie depuis le fleuve :
– Dans ce coin, il n’y a que des poissons inoffensifs. Crois-moi, j’ai l’habitude !
Camille ne résiste pas longtemps. Elle a barboté dans l’eau depuis son plus jeune âge, avant même de marcher.
C’est son élément. Elle compte sur Osvaldo pour chasser d’éventuels intrus.
C’est la renaissance, ses membres se détendent, la température de son corps retrouve un niveau agréable, elle fait quelques brasses dans cette eau descendue des Andes et sort.
Hamlet de Saavedra : Enrique Mosconi (le roi Hamlet
père), le fondateur de l’entreprise publique YPF a été
assassiné par une oligarchie locale (Claudius, frère du
roi) qui a pris le pouvoir et s’est emparée de la belle YPF
(la reine Gertrude), peu de temps après. Le spectre du
roi Hamlet revient sur terre et pousse son fils, le prince
Hamlet (vous, les piqueteros) à se venger, en épargnant
YPF qui a été abusée. Toi, Lucho, jouerais le spectre de
Hamlet – Mosconi, cela tombe bien, tu lui ressembles et
le prince Hamlet serait un collectif de piqueteros.
Le fantôme du roi assassiné Hamlet, dans la pièce de Shakespeare, dénonce son frère comme l’auteur du crime commis à son encontre : il lui aurait versé un poison mortel dans l’oreille. Si on transfère la scène dans le contexte de Saavedra, cela devient : le concert médiatique
orchestré par l’oligarchie à l’affût des privatisations
affirme que l’entreprise publique YPF n’est pas rentable,
que le roi Hamlet – Mosconi est incapable d’exploiter
les fabuleuses ressources pétrolières du pays et de chérir
comme il se doit le joyau Gertrude – YPF.
Ce discours empoisonné légitime la mort du service public. On verrait les militaires de la dictature organiser la corruption pour affaiblir YPF et le syndicat bureaucratique CGT négocier avec les gouvernements qui projetteraient son démantèlement.
Les mots venimeux seraient l’arme de propagande
qui viendrait à bout des résistances politiques des travailleurs et des défenseurs de la gestion publique. Le
Roi Hamlet – Mosconi dénoncerait son fils Claudius –
l’oligarchie locale comme les coupables de son assassinat.
Le prince Hamlet et les piqueteros seraient traités de
« fous » parce qu’ils barrent les routes.
Il y a quelques années, vingt-sept communautés wichi, qom et iyojwaja ont tracé ensemble une carte des récits ancestraux.
Nous avons localisé un millier de sites dans nos différentes langues où des événements se sont produits et ont été racontés oralement. Cela concerne des lieux de pêche, des chemins, des histoires avec les animaux, les grandes batailles, tout ce que les anciens apprennent aux jeunes pour qu’ils soient pleinement membres de la communauté. Sont ainsi apparus tous les espaces parcourus par chaque communauté et les superpositions.
Il s’agissait de reconquérir l’espace avec notre savoir et notre façon de penser qom.