Dans ce roman étrange et captivant,
Lauren Groff invente la biographie fictive de Marie de France, poétesse du XIIe siècle. Grâce à une écriture soignée, sans dialogue, l'auteure construit un monde entièrement féminin autour d'une héroïne forte, lesbienne avant l'heure. On peut cependant regretter le grand écart avec la « vraie »
Marie de France et l'absence de poésie ou d'amour courtois dans ce roman.
De Marie de France, on ne sait à peu près rien, à part ce prénom et cette mention géographique elle-même un peu floue puisqu'elle peut désigner aussi bien le territoire du roi de France proprement dit (l'Ile de France actuelle) ou le Royaume dans son ensemble, c'est-à-dire toutes les terres contrôlées par les vassaux du roi. Les textes laissés par Marie sont écris en anglonormand (dialecte du vieux français parlé en Normandie et à la cour d'Angleterre) ou en picard. Les textes parlent principalement d'amours adultères, dans la pure logique de l'amour courtois de l'époque, avec la spécificité qu'ils donnent un rôle actif aux personnages féminins.
C'est sans doute ce proto-féminisme qui a intéressé
Lauren Groff quand elle a décidé de s'emparer du personnage. Piochant dans les multiples hypothèses élaborées par les historiens sur la véritable identité de Marie, elle décide d'en faire la demi-soeur du roi anglais, envoyée par la reine Aliénor pourrir dans une abbaye délabrée. Sauf que… Marie aime Aliénor dans un amour à la fois absolu et à sens unique, et elle va vite montrer ses capacités de gestionnaires pour prendre la tête de cette abbaye et la transformer en un lieu prospère et protecteur pour les femmes qu'elle abrite.
Il ne suffisait pas à l'auteure de faire de Marie une femme puissante, elle la rend aussi mystique (Marie a des visions) et icone queer (l'abbaye devient une sorte de paradis lesbien médiéval). Tout cela est osé, et je dois dire assez intéressant parce que c'est amené progressivement, avec un raffinement dans l'écriture qui fait savourer les mots tout en accrochant à l'histoire.
Malheureusement, à force, ça se grippe un peu. Cette volonté de construire un roman où il n'y a aucun homme (on en parle d'eux que de façon indirecte, et ils sont toujours idiots, dangereux ou les deux à la fois) finit par être prévisible. Vers la moitié du roman, je m'étais dit :
à ce rythme, Dieu sera bientôt une femme… et c'est ce qui arrive dans la dernière vision de Marie.
Autre regret : que la poésie de Marie ne soit pas du tout exploitée. C'est même une grosse interrogation pour moi : de la vraie Marie, on ne sait rien sauf le fait qu'elle a été une romancière de talent. Et
Lauren Groff choisit de faire une Marie dont l'activité d'auteure est complètement marginale par rapport à son statut d'abbesse de génie, amoureuse de femmes et mystique visionnaire. Ce n'est qu'un demi regret, car en vrai j'ai bien aimé le personnage inventé. Mais je me demande pourquoi avoir rattaché cette histoire à
Marie de France si le thème de l'amour courtois n'intéressait pas
Groff. Elle aurait pu inventer à 100% une abbesse puissante.
Je mets 4/5 pour le plaisir pris à la lecture, malgré ces quelques regrets et interrogations.