Le Registre

C'est la troisième oeuvre de l'auteur, publiée en 1992 en Allemagne et en traduction française en 1994. Nous sommes au Tyrol, dans un coin assez perdu, et nous suivons les destinées de deux frères, Vinzenz et Moritz. Ils sont eu tous les deux leur chance : Vinzenz a été skieur de haut niveau et Moritz très doué en mathématiques a pu partir aux USA, avant de revenir à l'université en Autriche. Mais leurs vies se sont enlisées quelque part, et ils sont de retour dans leur petite ville, pour assister au mariage de Magda, dont ils sont été très proches tous les deux. Accueillis par leur soeur Kreszens dans la demeure familiale, c'est un point d'étape de leurs existence, qui est en réalité un constat de faillite.

Norbert Gstrein, comme la plupart de ses compatriotes écrivains, n'est guère tendre pour son pays d'origine. L'ambiance est étouffante, le père des deux frères est un professeur frustré, de l'héritage familiale qui consistait en un prospère hôtel, et il ne s'est jamais remis de cette spoliation, à moitié consentie. Il tient un registre (d'où le titre) où il note en particulier les dépenses engagées pour ses enfants. Une comptabilité médiocre et dérisoire, qui fait porter sur ses rejetons un poids, aussi vain qu'inhibant. Les frères ne feront pas grand-chose des opportunités qui s'offrent à eux, sans véritable raison, par manque d'envie, de motivation réelle, de nécessité profonde. Comme si tout était de toutes les façons vain et inutile. Ils sont le point d'aboutissement de générations médiocres, enfermées dans leur univers étriqué. L'héritage de leur père leur permet de vivre en rentiers, profitant de ce qui a été accumulé, sans rien apporter à qui que ce soit, sans plaisir ni joie, dans une vacuité absolue.

Le mariage de Magda, sinistre au possible est une sorte de point d'orgue. Au-delà des deux personnages principaux, c'est la faillite d'une société dans son ensemble, qui tourne en rond, enfermée dans des habitudes, traditions, qui ont perdu tout sens, mais personne ne sait, ni n'a envie de sortir de ce manège mortifère. Un terreau, dont on sent qu'il pourrait engendrer toutes les dérives, toutes les violences, tant la frustration et une haine rampante sont là, prêtes à surgir.

Je suis très sensible à la littérature de Norbert Gstrein et c'est un peu désespérant de voir à quel point il suscite peu d'intérêt (aucune critique de ce livre sur le site). Ce n'est peut-être pas son roman le plus abouti, c'est sans doute très noir, et peut-être un peu « monochrome », et il arrive à plus de nuances dans d'autres de ses livres ultérieurs. Mais tel quel, c'est un livre très fort, tenu de bout en bout.