Les failles abondent dans l'oeuvre de
Sigismund Krzyzanowski. Écrites en Russie stalinenne, ses nouvelles interrogent sur la rupture créée par les révolutions, qu'elles soient le fruit des hommes ou de forces incompréhensibles.
Face à la faillite des anciens systèmes, même les anciennes façon de raconter des histoires ne fonctionnent plus. Il faut en trouver de nouvelles. Les narrations se cherchent, sinuantes, s'emboîtent les unes dans les autres, se font écho, se renforcent ou se vampirisent. Ainsi « le rassembleur de fissures » vient-il écouter un conte ressemblant à sa propre histoire. Et ce conte met lui-même en scène un conteur. Et le public de ce conteur ? Des fissures. Oui les fissures, toutes les fissures, rien que les fissures, une assemblée de fissures rassemblées artificiellement par une fiction délirante, puis relâchées n'importe comment dans un monde qui s'en retrouve bouleversé, où l'ombre, l'obscurité, peuvent désintégrer notre être du jour au lendemain. Cette métaphore glaçante du régime stalinien recèle aussi une vérité ontologique : nous pensons, donc nous sommes… mais combien de temps somme-nous vraiment égaux à nous-mêmes ? Une révolution est si vite arrivée. Et parfois elle refuse de se produire, le soleil n'accomplit plus sa révolution quotidienne.
La nuit devient alors cauchemardesque dans « La voie latérale », où même le monde des rêves ne semble plus un asile sûr. Au contraire, le danger vient des rêves. Ils composent une vision apocalyptique de la ville soviétique, éclairée d'une lumière noire et changée en une gigantesque usine à cauchemars où
Thomas More devient le complice de toutes les utopies dévoyées, menant une offensive sans précédent contre le monde diurne.
Que peut faire l'artiste pour se défendre ? Déclarer son indépendance et proclamer son droit à rêver éveillé :
« J'exige que les soixante-quatre modes du syllogisme qui m'ont été confisqués et nationalisés me soient restitués. Jusqu'au dernier. Vous m'objecterez que seuls dix-neuf d'entre eux peuvent être logiquement réalisés, tant pis, rendez-moi aussi les autres, puisque sans eux ne pourra se réaliser l'art, qui est entièrement fait de syllogismes irréalisables. »
Allégorique et philosophique, la prose de Krzyzanowski exalte la faculté de l'artiste à nourrir le monde (à « donner », dirait Zarathoustra), plutôt qu'à s'en nourrir passivement comme le fait le reste de ses congénères. La nouvelle éponyme met ainsi en scène un pseudo-
Nietzsche, qui propose de combattre la « sympathie » grégaire à coups de marteau, moquant le lien artificiel que le communisme cherche à établir entre les masses, et cherchant donc à créer des fissures salutaires, dans une démarche inverse de celle du rassembleur du fissure, mais tout aussi hasardeuse et incertaine.
Ce thème pourrait être un partage. Non pas avec un troupeau abêti mais avec une autre personne singulière. C'est sans doute pour cela que trois nouvelles sur cinq mettent en scène des conversations entre deux personnages, dont l'un semble représenter le lecteur tandis que l'autre représenterait l'auteur exposant ses théories, tentant de défendre sa liberté individuelle, sa liberté de créer, face aux thuriféraires d'un égalitarisme borné où l'individu est méprisé.
Ainsi l'auteur du « thème étranger » distribue-t-il des idées à qui veut bien y prêter une oreille. Une oreille attentive qui devient hypertrophiée chez le petit peuple imaginaire des Itanésiens. Leur ouïe hypersensible, martyrisée par le bruit du temps, les pousse à chercher un terrain, un thème où ils pourraient vivre.
Des lors, la seule sympathie digne de ce nom est celle qui permet, au-delà de la mort, d'accueillir le thème auquel a pensé un étranger et de le faire sien, un je-thème, voire un je t'aime.