Lettres du lac de Côme

Abâtardissement partout. Toute hiérarchie se perd. Chacun se croît autorisé à tout. Plus d'assujettissement de l'existence à ce qu'imposent la réalité des choses, la grandeur d'une forme issue de l'histoire ou de la vie sociale. Rien n'est plus révéré. Tout flotte comme l'oiseau dans l'air. Rien n'est à l'abri. N'importe qui s'en prend à n'importe quoi. Tous les problèmes philosophiques, tout l'art, tous les événements historiques, tout ce qui relève de la personnalité, jusqu'aux derniers replis du souvenir, correspondances et journaux intimes, tout ce qui a valeur spirituelle, jusqu'aux témoignages touchant les plus profonds mystères, tout est mis sur le marché.

Cher ami, je l'éprouve à nouveau et toujours : ici l'air est plus léger. Il l'est vraiment. On vit plus léger que là-haut. C'est comme si la vie ici entrait encore directement, à partir de son centre, dans le temps, dans le travail, dans la joie, dans la maladie et dans la mort. Elle est plus vie, si tu consens à prendre ce mot dans son sens le plus simple, tel qu'il sonne. Là-haut dans le Nord, la vie n'est souvent que tracas auquel on pense, et on en fait un système de vie, qui a pour fonction de dire comment on doit faire pour réussir sa vie. Et on écrit là-dessus des tas de livres, on écoute des conférences, on met au point et on applique des méthodes, et ce qui en sort vous désespère et n'a rien à voir avec la vie.

Comme l'espace devient vivant dans une lumière vivante ! Dans une lumière qui toujours de nouveau reprend son combat avec l'obscurité, qui porte en elle de chaudes couleurs et un mouvement qui est celui de la dansante flamme. L'espace habité s'y lève toujours nouveau. Il a des premiers plans et des arrière-fonds. L'intensité de la lumière s'estompe par degré depuis les points éclairés par la flamme toute proche jusqu'à des hauteurs et des angles qui se perdent dans l'obscur.

C'est pour moi comme si je me trouvais en pleine houle ; partout, l'eau se brise, s'écoule à flot, s'écroule et se soulève. Je veux savoir si je peux trouver les directions, les routes. Je veux savoir ce qui, dans les mille et une formes et événements de notre temps, est en marche. Je sens que je suis impliqué là-dedans, si profondément que je fus terrifié quand cela m'apparut clairement la première fois. Il faut que je sache ce que c'est.

Partout je vois disparaître la forme que prenait la vie, ce qui faisait de chaque chose un phénomène unique. Tout devient impersonnel. Une singulière absence de réalité s'empare des hommes et des choses.