Le garçon dans ma tête

Mon histoire commence au cours d’une balade à vélo (...). Je venais de franchir la montée de Beaupré –celle où je suis toujours obligée de mettre pied à terre –quand j’ai remarqué un petit chemin, sur ma gauche. Un sentier plein d’ornières, bordé de noisetiers, et qui sinuait entre les champs de blé. L’exploration, moi, c’est mon trip. D’autant plus que j’étais en nage, et qu’une halte à l’ombre me tentait bien. J’ai donc obliqué à bâbord, comme dirait mon papy qui a fait son service dans la marine. On aurait dit que tous les oiseaux du Maine-et-Loire s’étaient donné rendez-vous dans le coin. Les gazouillis étaient assourdissants, sans compter le chant des criquets. (...) J’ai commencé à fredonner. Il n’y a pas que les oiseaux qui ont le droit de s’éclater, après tout: les cyclistes aussi!

L’idée vient de Papa. Un beau matin, il s’est levé en déclarant: -On déménage à la campagne. (...)
Nous avons beaucoup de chance, dans ma famille: Papa est écrivain de polars, et Maman peintre. Des professions qu’on peut exercer n’importe où. Quant à moi, je terminais ma quatrième, et les collèges, ce n’est pas ce qui manque en province. Rien ne nous retenait donc spécialement à Paris. Mes parents se sont rués sur les petites annonces (...). Nos weekends se passaient à courir les agences immobilières, dans l’
espoir de dégoter (...) le petit nid où Papa pourrait enfin «pondre son chef-d’œuvre» (comme il disait), où Maman trouverait l’inspiration pour «le tableau qu’elle portait en elle depuis toujours» (selon son expression), et où, moi, loin du stress et de la pollution, je perdrais mes boutons d’acné.

Le drame s’est passé deux ans auparavant. Les Grandjean vivaient là, tranquillement, avec leur fils Rudy, un garçon de mon âge. Il y a beaucoup de vent dans la région. Quand les bourrasques sont trop fortes, elles peuvent déraciner les arbres, ou arracher les corniches et les tuiles. Un jour, après une tempête particulièrement violente, Rudy a constaté une fuite dans le plafond. Il était seul à la maison. Il est monté sur le toit pour voir ce qui se passait et a dégringolé. Quand ses parents sont revenus, ils l’ont trouvé par terre, évanoui. Il est mort pendant son transport à l’hôpital.

Dès le lendemain, Papa s’est renseigné. Il est en très bons termes avec le patron du bistrot, où il achète son journal chaque matin. D’autant qu’en général, il en profite pour prendre un café et faire un brin de causette. C’est comme ça que j’ai appris l’histoire de La Fraîche, et les
circonstances de son abandon.

Je me suis arrêtée pour le regarder de près. Les
pelouses n’étaient plus qu’un tapis d’orties et de pissenlits. La tonnelle, envahie par un fouillis de
liserons, ressemblait à une grosse pelote verte et blanche. Les pavés de la terrasse disparaissaient sous l’herbe folle. Des rosiers revenus à l’état sauvage bordaient la propriété d’une haie hérissée d’épines, incroyablement odorante, où butinaient des colonies d’abeilles.