Vous devez savoir que j'aime
Thomas Gunzig comme un membre de ma famille – entendez par là, la partie douce et joyeuse de ma famille, parce qu'elle est également composée d'une branche plus rugueuse dirigée par mon Grand Oncle, et si j'avais dit, par exemple, j'aime
Thomas Gunzig comme mon Grand Oncle, l'auteur aurait eu raison de présumer de toute mon inimitié. Quand il s'agit de famille, je ne suis plus certaine d'être complètement objective. Cela va même plus loin : à la moindre attaque – justifiée ou non, là n'est pas la question – je deviens méchante-méchante. Gare à quiconque porte atteinte à l'une de ses crolles.
Cette précaution d'usage étant faite, je ne peux que vous conseiller la lecture de Figures du transfert – épisodes cliniques. Et ce d'autant plus que ce livre ne compte que deux lecteurs sur Babelio. Un des lecteurs étant moi, l'autre étant soit l'éditeur, soit
Thomas Gunzig lui-même. (Cette dernière option serait la plus triste puisqu'elle implique que son propre éditeur ait oublié jusqu'à l'existence dudit manuscrit). Dans les cercles restreints de lecture se cachent deux interprétations possibles. Soit un livre n'a que quelques lecteurs parce qu'il est en réalité de faible qualité, auquel cas son faible rayonnement n'en est que logique (il est question ici de l'hypothèse la plus souvent vécue), soit les quelques lecteurs (étant conscients d'avoir entre leurs mains un petit chef d'oeuvre) souhaitent se réserver, un peu égoïstement il est vrai, le bienfait de leur trouvaille et sentir, en plus de la joie de la lecture, le plaisir de l'appartenance à un tout petit groupe d'élus. le livre nous touche intimement et nous flatte à la fois : hypothèse rare mais ici rencontrée. Nos égos nourris de l'exclusif portent cependant atteinte à l'intégrité financière des auteurs.
Thomas Gunzig est obligé de se prostituer – avec élégance malgré tout – sur les ondes de la RTBF, ses droits d'auteur étant – j'imagine mais je n'en sais rien, peut-être aime-t-il cela – trop faibles que pour mener une vie décente. C'est un appel : achetez son livre.
À peine prononcé, cet appel doit subir une nuance. Ou plutôt un aveu : je n'ai pas acheté son livre neuf mais d'occasion, dans un magasin de seconde main à Bruxelles au milieu d'une rue pratiquement piétonne. C'est un lieu merveilleux où les prix varient entre 0,5 cents et 5 euros. J'en profite pour remercier tous les revendeurs de livres estampillés SP (service presse). Leurs reventes y sont proposées à prix d'amis (alors qu'ils semblent n'avoir jamais été ouverts). Mes remerciements vont particulièrement à un directeur d'un quotidien culturel belge qui a la gentillesse de ne pas arracher la page sur laquelle une dédicace lui est parfois adressée. Je possède alors des livres dans un état impeccable et signés de la main de leur auteur (certes pas à mon intention, il faut parfois se contenter de ce que l'on a). Ces achats de réemploi ne m'empêchent pas d'aller dans des librairies indépendantes sur Bruxelles ou Namur. Ces modes de consommation se complètent. Il est tout à fait possible que j'aille y faire un tour pour offrir neuf ce Figures du transfert.
Le livre est court, fluide, il se lit d'une traire, comme une nouvelle. Sa lecture ne m'a pris que le temps d'un trajet Ecaussinnes-Bruxelles Nord en train (Départ d'Ecaussinnes : 8h30, arrivée Bruxelles Nord 09:18+3 minutes de retard) (cette précision est importante, ce train n'étant pas direct, un changement doit être effectué à Braine-le-Comte, le trajet est alors rallongé, il dure exactement 48 minutes (+ éventuel retard), temps de lecture idéal) (Prenez quand même un second livre avec vous, un grand
David Foster Wallace par exemple, avec la SNCB nous ne sommes jamais trop prudents, ces deux auteurs ayant quelques points d'accointance – sur ce texte du moins –, vous ne serez pas déçus).
Ce livre parle de politique. Avec un humour grinçant. Typiquement belge. D'ailleurs, pour bien comprendre les influences culturelles et sociétales de
Thomas Gunzig, je vous conseille de lire ce livre dans mon fameux train. Celui qui fait Ecaussinnes-Bruxelles Nord. Non plus parce que le temps de parcours est idéal mais parce qu'il a des vertus pédagogiques. C'est une illustration poétique de nos institutions. Vous commencerez par traverser la Wallonie, au départ du Hainaut, vous verrez les arrières de jardin et des ouvriers qui n'en finissent pas de couper des arbres à l'abord des rails pour en faire des copeaux, la contrôleuse vous parlera en français. Vous pénétrerez ensuite en Flandre, avec des jardins tout aussi jolis, parfois mieux entretenus, et de temps à autre des drapeaux jaunes avec un lion qui tire la langue, la contrôleuse ne parlera plus que néerlandais. À peine quelques minutes plus tard, vous entrerez dans Bruxelles, là où toutes les voies de chemin de fer se rejoignent et la contrôleuse deviendra bilingue. Ces travestissements langagiers rythment de poésie mon quotidien. Ils ont parfois été l'occasion de situations surréalistes comme cette fois où, sur un trajet du retour, Bruxelles à peine quittée, la contrôleuse devait, en néerlandais uniquement, nous expliquer que le train allait devoir reculer parce que la locomotive ne pouvait plus le tracter et que revenu à Bruxelles, il pourrait ensuite repartir dans la bonne direction. Son message d'annonce ne fut ni compris par les néerlandophones qui descendent à Hal, ni pas les francophones qui auraient pourtant pu se douter que gereculard avait la même étymologie que reculer. Un italien me lançait des petits regards d'incompréhension mais, mon pauvre vieux, nous étions tous dans la même misère. C'est finalement un passager parfaitement bilingue (qui n'est pas mort lui) (pour comprendre la parenthèse précédente, il faut avoir lu un autre livre de T.G., pas mal lui non plus) qui a fait la traduction dans les deux langues, faisant fi des réglementations linguistiques, tandis que notre train reculait. L'histoire ne dit pas si ce passager était d'origine flamande ou wallonne (mais l'expérience me fait dire qu'il est certainement descendu à Hal avec beaucoup de retard). La politique abordée dans Figures du transfert – épisodes cliniques est plus sournoise et plus générale que la simple politique belge. Elle se mêle à la médecine. Science qui, sous des attraits objectifs, n'est cependant pas apolitique. En ce qu'il rassemble parfaitement ces deux environnements, le livre est brillant.
Dernier argument massue pour vous convaincre de l'acheter – et éventuellement de le lire –, ce livre a une force orale assez rythmée. Les dialogues sont retranscrits sans fioriture, ils sont d'une belle justesse, d'une tendre drôlerie. Ils ne gâchent pas le côté sombre du récit. L'humour souvent rajoute du malaise à l'angoisse. Ces dialogues ne sont pas sans rappeler le débit de certaines chroniques de Thomas – à ce stade-ci, je me permets l'usage du seul prénom, nous atteignons une forme d'intimité et si vous vous demandez en lisant cette recension Que suis-je en train de faire de mon temps ?, sachez que je me pose à l'instant exactement la même interrogation en écrivant. Écoutez ces chroniques et vous comprendrez mon rapprochement. Il fait ses déclamations sous forme de cafés serrés le matin sur la première. J'avais moi-même écrit, depuis mon lit, une chronique à sa place, pour qu'il ait moins de travail et qu'il se concentre sur l'écriture mais il était deux heures du matin, j'avais trop bu, je ne lui ai finalement rien envoyé. J'avais aussi écrit, le lendemain, une lettre pour lui expliquer pourquoi je ne lui avais pas envoyé ma chronique la veille (lettre que je n'ai pas envoyée non plus). Elle commençait avec un aphorisme : « L'alcool est toujours sublime puis tragique : on croit s'endormir
Thomas Gunzig dans un excellent café serré et on se réveille
Stéphane Pauwels commentant un match de D3 ». (Parce que je ne veux froisser personne, ma critique porte surtout sur la qualité footballistique de la D3 belge).
Lisez ce petit livre de
Thomas Gunzig. La vitesse de lecture ne le rendra pas éphémère pour autant.