Et pourquoi nous soucier de ce rien ? Si le rien est
justement repoussé par la science et relégué
comme le nul. Seulement, quand nous reléguons
ainsi le rien, ne le concédons-nous pas justement ?
Mais pouvons-nous parler de concéder, quand
nous ne concédons rien ? Peut-être ce va-et-vient
du propos est-il déjà le fait d’une vide querelle de
mots. C’est bien le moment pour la science
d’affirmer de nouveau, à l’encontre, son sérieux et
la sobriété de sa démarche, à savoir qu’elle a
uniquement affaire à l’étant. Le rien, que peut-il
être d’autre, pour la science, qu’un monstre et une
chimère ? Si la science a raison, ce seul point
demeure solide : la science ne veut rien savoir du
rien. C’est là, finalement, la conception
scientifiquement rigoureuse du rien. Nous savons
le rien en tant que, de lui, le rien, nous ne voulons
rien savoir.
Si le rien, quoi qu’il en soit de lui, doit
être soumis à question — le rien lui-même — il
faut d’abord qu’il doit donné. Il faut que nous
puissions le rencontrer.
Où chercherons-nous le rien ? Comment
trouverons-nous le rien ? Ne devons-nous pas,
pour trouver quelque chose, d’une façon générale
déjà savoir que ce quelque chose est là ? En effet.
L’homme n’est d’abord et le plus souvent en état
de chercher que s’il a anticipé la mise à
disposition de ce qui est cherché. Or ici, c’est le
rien qui est cherché. Y a-t-il finalement, une
recherche sans cette anticipation, une recherche
qui revienne à purement trouver ?
Dans l’angoisse — disons-nous — « un malaise
nous gagne». Que signifient le « un » et le «
nous » ? Nous ne pouvons dire devant quoi un
malaise nous gagne. Cela nous gagne, dans
l’ensemble. Toutes choses et nous-mêmes nous
abîmons dans une indifférence. Cela, toutefois,
non au sens d’un simple disparaître ; au contraire,
dans leur recul comme tel, les choses se tournent
vers nous. Ce recul de l’étant dans son ensemble
qui nous investit dans l’angoisse nous oppresse.
Aucun appui ne reste. Il ne reste et vient sur nous
— dans la dérive de l’étant — que cet « aucun ».
L’angoisse manifeste le rien
Le rien se dévoile dans l’angoisse — mais non
comme étant. Il est tout aussi peu donné comme
objet. L’angoisse n’est pas une appréhension du
rien. Pourtant le rien se fait par elle et en elle
manifeste, mais non toutefois de telle manière
qu’il se montrerait séparément « à côté » de l’étant
dans son ensemble, lequel se tiendrait dans son
inquiétante étrangeté. Nous dirions plutôt : le rien
fait face dans l’angoisse en n’étant qu’un avec
l’étant dans son ensemble. Qu’entendre par ce
mots : « en n’étant qu’un avec… » ?
Dans l’angoisse nous « sommes en suspens ». Plus
précisément : l’angoisse nous tient en suspens,
parce qu’elle porte à la dérive l’étant dans son
ensemble. D’où vient que nousmêmes — nous,
ces hommes étant — glissons dans cette dérive au
coeur de l’étant. C’est pourquoi ce n’est au fond,
ni « toi », ni « moi », qu’un malaise gagne, mais
un « nous6 ». Seul est encore là, dans
l’ébranlement de ce suspens où l’on ne peut se
tenir à rien, le pur être « là ».
POÉSIE-PENSÉE – La Philosophie face à la Poésie selon HEIDEGGER (France Culture, 1964)
Un extrait d’un hommage radiophonique au philosophe, par René Farabet, diffusé le 25 septembre 1964 sur France Culture. Interventions : Beda Allemann, Michel Deguy et René Char. Lecteurs : Henri Rollan et Jean Topart.
Mise en ligne par Arthur Yasmine, poète vivant, dans l’unique objet de perpétuer la Poésie sur tous les fronts.