Citations sur Demian (190)
La communauté en soi, dit Demian, est belle. Mais ce n'est pas la communauté véritable. Elle naîtra du rapprochement de certains individus et elle transformera le monde pour quelque temps. Ce qu'on appelle communauté n'est que formation grégaire. Les hommes se réfugient les uns auprès des autres parce qu'ils ont peur les uns des autres. Chacun pour soi ! les patrons pour eux, les ouvriers pour eux, les savants pour eux ! Et pourquoi ont-ils peur ? L'on a peur uniquement quand on n'est pas en accord avec soi-même. Ils ont peur parce qu'ils ne sont jamais parvenus à la connaissance d'eux-mêmes. Ils se rassemblent parce qu'ils ont peur de l'inconnu qui est en eux. Ils sentent que leurs principes sont surannés, qu'ils vivent d'après de vieilles Tables de la Loi et que ni leurs religions ni leurs morales ne répondent aux nécessités présentes. Depuis plus d'un siècle, l'Europe ne fait qu'étudier et construire des usines. On sait exactement combien il faut de grammes de poudre pour tuer un homme mais on ne sait plus comment on prie; on ne sait même plus comment se divertir pendant une heure seulement.
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Chaque homme n'est pas lui-même seulement. Il est aussi le point unique, particulier, toujours important, en lequel la vie de l'univers se condense d'une façon spéciale, qui ne se répète jamais.
Ces hommes qui se rassemblent si anxieusement sont pleins de crainte et de méchanceté. Aucun d'eux ne se fient à l'autre. Ils restent attachés à des idéaux qui n'en sont plus et lapident celui qui en révèle un nouveau. Je sens qu'il existe des conflits. Ils éclateront bientôt, crois-moi. Ils n'amélioreront pas le monde. Que les ouvriers tuent les fabricants ou que la Russie et l'Allemagne se jettent l'une sur l'autre, il n'en résultera qu'un changement de possesseurs. Mais ce bouleversement ne sera pas vain. Il nous rendra conscients de la médiocrité des idéaux actuels. Nous serons débarrassés des dieux de l'âge de la pierre.
Le monde, tel qu'il est aujourd'hui, veut mourir, veut s'effondrer, et ainsi en sera-t-il.
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A part Eve, Max et moi, appartenaient à notre cercle, de près ou de loin, d'autres chercheurs de genres très différents. Plusieurs d'entre eux suivaient des chemins très particuliers et s'étaient fixé des buts bien définis et étaient très attachés à certaines opinions et à certains devoirs. Parmi eux, il y avait des astrologues et des kabbalistes, et même un disciple du comte Tolstoï, et bien d'autres hommes encore, tendres, timides, vulnérables, adeptes de sectes nouvelles, de méthodes hindoues, végétariens, etc.
Avec tous ces gens, nous n'avions de commun, au point de vue spirituel, que le respect que chacun doit éprouver pour le rêve secret d'autrui.
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Autour de ce qui substituera de nous, ou bien autour de ceux qui nous survivront, se concentrera la volonté de l'humanité, cette volonté que l'Europe a étouffée pendant si longtemps par les cris de la foire à la technique et à la science. Et il sera révélé que la volonté de l'humanité n'a jamais été celle des communautés actuelles, des Etats, des peuples et des églises. Mais le but que la nature tend à atteindre par l'humanité est écrit en chaque individu, en toi et en moi. Il était écrit en Jésus, il l'était en Nietzsche. Quand les communautés actuelles auront disparu, alors ces courants, seuls importants, qui, naturellement, peuvent se présenter chaque jour sous un autre aspect, trouveront la place qui leur est nécessaire.
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Désormais, j'étais exclu de cette sérénité, de cette paix. A mes pieds collait une boue que je ne pouvais faire disparaître en les essuyant au paillasson. J'apportais des ombres inconnues au foyer paternel.
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C'était là une première atteinte à la sainteté du père, un premier coup porté au pilier auquel mon enfance s'était appuyée, pilier que tout homme doit détruire, s'il veut devenir lui-même. C'est d'événements semblables, d'événements invisibles qu'est faite la ligne intérieure, la ligne véritable de notre destinée. On se remet d'un tel déchirement; on l'oublie, mais, au plus secret de nous-mêmes, la blessure continue à vivre et à saigner.
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L'homme que vous voudriez tuer n'est pas monsieur Untel ; il n'est qu'un déguisement. Quant nous haïssons un homme, nous haïssons dans son image quelque chose qui réside en nous. Ce que nous ne portons pas en nous, ne peut nous toucher.
Cependant, j’étais profondément misérable. Ma vie s’écoulait dans des orgies destructrices, mais, tandis qu’aux yeux de mes camarades je passais pour un chef et un damné type, pour un gaillard diablement mordant et spirituel, tout au fond de moi-même s’agitait une âme angoissée et désolée. Je me rappelle qu’un matin de dimanche, en sortant du cabaret, les larmes me vinrent aux yeux en voyant dans la rue des enfants jouer, joyeux, avec des cheveux bien peignés et en habits de fête. Et, tandis qu’assis entre des flaques de bière, à des tables malpropres d’auberges médiocres, j’égayais et souvent effrayais mes camarades par un langage d’un cynisme sans frein, au plus profond de mon cœur, j’éprouvais le respect de tout ce que je raillais et, intérieurement, je me mettais à genoux devant mon âme, devant mon passé, devant ma mère et devant Dieu.
Le cœur glacé, je dus voir se détacher de moi, et devenir passé, ma vie innocente et heureuse, et sentir l’autre vie pousser en moi, des racines nouvelles, avides, qui m’attachaient au monde des ténèbres. Pour la première fois, je goûtai la mort, et la mort est amère, car elle est naissance, angoisse, effroi d’un renouvellement terrible.