Conversations entre convives un soir de Thanksgiving dans une bourgade de l'Amérique profonde, peut-être en l'an de grâce 2000, voilà la matière de ce roman très agréable à lire, moins à suivre dans ses détails, donnant l'impression d'une succession d'anecdotes que l'auteur rend vivantes, savoureuses, et souvent dotées d'une profondeur avérée autant que discrète.
Nancy Huston a écrit son ouvrage en anglais, avant de le traduire elle-même en français, apportant ainsi les nuances de cette langue qu'elle connaît bien.
Sean Farell a réuni pour ce Thanksgiving douze personnes, amis ou connaissances, artistes, universitaires, écrivains pour certains d'entre eux. La plupart sont âgés, certains sont en couple ou l'ont été, leurs origines sont variées : Russie, Biélorussie, Ukraine, Irlande, Afro-Amérique des années
Martin Luther King, et pour une majorité, endroits divers de l'Amérique du Nord, de la côte Est à Vancouver.
Un personnage vient de façon récurrente, douze fois, comme le nombre d'invités à cette fête, s'intéressant à chacun d'eux à leur tour pour en dessiner le futur et leur disparition dans la mort : le seul individu capable de donner la vie, de l'ôter, d'en imaginer les bons comme les mauvais moments, avec un arbitraire total, c'est bien sûr Dieu. Dieu qui s'octroie un chapitre (court) sur deux pour planter ces décors des lendemains qui menacent les parcours de chacun.
Chloé a vingt-trois ans, vient avec son bébé et son mari, plusieurs décennies de différence d'âge. Elle a roulé sa bosse, intimement liée à un frère junkie, Colin, qu'elle perdra en route sans parvenir à l'oublier.
Beth est médecin urgentiste, distraite par les cas cliniques souvent atroces qu'elle rencontre, par ailleurs préoccupée par sa boulimie et ses rondeurs.
Charles qui se définit comme un descendant d'esclaves noirs, et dont le père luttait aux côtés de
Martin Luther King, Charles déstabilisé par un divorce, mais dont Myrna reste la référence.
Katie et Léonid dont le temps n'a pas terni la passion amoureuse, n'ont pas fini de faire le deuil de leur fils David, héroïnomane, mort d'une overdose.
Chacun est envahi, parfois dévasté, par des interrogations existentielles sur ce qui a fait que leur vie a basculé : perte d'un proche, d'un enfant, exil, séparation, glissement dans la drogue… Quand ce n'est pas parfois tout simplement une petite manie, un geste anodin que l'on voudrait soustraire aux autres. Quoi qu'il en soit, la planète et tous ses recoins ont servi de laboratoire d'expérience pour la plupart des convives, que leurs pas ont mené sur tous les continents et au gré des soubresauts de l'Histoire. Vies légendaires ou vies minuscules, destins où tout semble possible ou chance à côté de laquelle on passe, on dirait que ces moments fugaces de bombance et de beuverie sont paradoxalement durables pour chacun, comme la chute de neige abondante qui a transformé le paysage et obligé les invités à dormir sur place.
Nancy Huston a réalisé un tour de force en créant de la légèreté dans la conversation, en multipliant les anecdotes révélatrices du passé de chacun, en instillant de la chaleur sans calcul dans les relations ou en leur apportant une ironie subtile.