Au début j'ai douté : soit je boudais comme un sale gamin qui n'a pas eu le jouet souhaité, soit je me contentais de ce qu'on me donnait.
Je m'explique : ce style lapidaire, hachuré, très scénaristique – donc très visuel – me rebutait ; technique éculée d'écriture devenue presque une norme obligatoire pour avoir un style.
Puis, le contexte aidant, j'ai rapidement compris qu'il ne pouvait ici-même en être autrement : comment retranscrire en effet la pesanteur suffocante de cette ville texane de K. – lettre kafkaïenne par excellence, identifiant un homme perdu dans l'absurdité d'un autre Procès ! –, théâtre d'une « débauche » sexuelle inédite, spectaculaire, exhibitionniste, orchestrée par une enseignante de mathématiques avec quelques-uns de ses élèves ? Ce que la loi de l'état prohibe.
Comment écrire, sinon en un spasme, l'exultation du corps de cette femme qui veut se soulager de l'étouffante atmosphère d'un Texas puritain, à la lisière de l'intégrisme ; et raconter le châtiment qui lui succédera, dans une salle de tribunal où tout suinte, depuis les murs jusqu'aux hommes ?
Habilement,
Oriane Jeancourt Galignani oscille entre le présent – une audience – et le passé – la quête du plaisir de Deborah Aunus avec de jeunes éphèbes, pendant que, « horreur ! », son militaire de mari se bat pour la patrie reconnaissante en Afghanistan.
Deborah, sous le poids de son crime – son péché mortel ?! –, devient la paria de la communauté en même temps que la bête de foire : enfin il se passe quelque chose à K. ! Face à elle, une horde moraliste, et non-moins voyeuriste, la condamne d'emblée, tout en s'excitant à écouter le récit de ses frasques sexuelles, et peut-être les vivre par procuration, qui sait ?
La voici donc cette Amérique « vertueuse », capable de s'émouvoir des « déviances » charnelles d'une adulte, mais incapable de mettre un terme aux tueries chaque année répétées sur son sol « grâce » à la vente libre d'armes. Obsession du sexe jusqu'à la nausée, tels ces inquisiteurs qui voyaient souvent le Malin entre les cuisses des femmes.
Car, au-delà des condamnations hypocrites de la paisible ville de K., c'est une société dans son ensemble qui est autopsiée. Deborah Aunus risque la prison pour avoir couché avec des élèves pourtant majeurs, ce qui, sans être inspiré par le bon sens, ne relève pas d'un crime.
Le récit montre, avec une ironie amère, l'absurdité de ce puritanisme outrancier : on apprend, par exemple, qu'une journaliste couvrant le procès a beaucoup « donné de sa personne » pour gravir les échelons, ou, mieux, que le juge marié succombe aux charmes de la procureure qui veut la tête de Deborah. Devant cette tartufferie – ce spectacle qui abreuve les foules avides, via les caméras –, on ne peut que songer aux vers de
Molière :
« Couvrez ce sein que je ne saurais voir.
Par de pareils objets, les âmes sont blessées
Et cela fait venir de coupables pensées. »
Dit autrement : fautons en cachette et tout ira bien ! Hélas, Deborah ne s'est pas protégée derrière le vernis dissimulateur des apparences.
Pourquoi cette fuite en avant, cette imprudence ? Parce que
L'audience incarne l'affirmation baudelairienne que le plus terrible des vices est bien ce « monstre délicat » qu'on appelle l'ennui. C'est l'ennui, selon moi, qui a précipité Deborah dans cette recherche instinctive du plaisir, comme rempart à la flétrissure du temps qui passe sans surprise.
Mais ce sont là des états d'âme, et les états d'âme n'ont pas leur place à Pleasantville où tout doit être aussi lisse qu'un emballage d'aspirateur…
(PS : Je tiens à remercier Babelio, via Masse critique, ainsi qu'Albin-Michel, pour m'avoir gracieusement offert ce livre)