Chers babéliens
Je suis venu à bout d'
Ulysse après plusieurs mois d'une lecture éprouvante. Je n'y ai donc trouvé aucun plaisir. Alors, pourquoi l'avoir poursuivie ? Peut-être par défi, je n'abandonne pas une lecture commencée, par principe. Par curiosité littéraire aussi. Car l'on tient
Ulysse pour le grand oeuvre de Joyce, le sommet ou l'un des sommets de la littérature du XXème siècle.
J'ai voulu vérifier que je ne passais pas à côté de quelque chose d'important. Comme, à mesure que j'avançais, je n'arrivais à me convaincre qu'
Ulysse constituait ledit sommet, j'ai voulu savoir ce qu'en disent les analystes qui se sont penchés sur le roman. J'ai donc lu certaines des très nombreuses études et critiques auxquelles l'oeuvre a donné lieu.
Que constate-t-on ? Que le roman peut être adulé par de grands écrivains, là où d'autres tout aussi importants le trouvent surfait. Il y en a qui sont véritablement réfractaires à
Ulysse .
Virginia Woolf y voyait un déversoir d'obscénités avant de reconnaître, sans doute sous l'influence de ses amis, qu'on pouvait y percevoir un certain génie.
Ulysse interpelle et divise. Il a découragé un nombre incroyable de lecteurs et en a transporté un nombre, sans doute inférieur au premier, mais duquel je ne me compte pas.
Evidemment, lorsque l'on est parvenu à l'ultime « Je veux bien Oui » de Molly et que l'on a parcouru les notes et les notices qui accompagnent le texte de la Pléiade, on se sent comme un alpiniste soulagé, non pas d'avoir atteint le difficile sommet convoité, mais d'avoir réussi son retour à la civilisation.
Bref ! J'ai apprécié que cela s'arrête, puis je me suis interrogé. Que recherche un romancier ? A être lu par des lecteurs, en principe. A leur donner envie d'accéder à l'univers qu'il a créé et à y demeurer jusqu'à la fin, voire, comme le conseille V.
Nabokov, à y pénétrer de nouveau. le bon lecteur serait donc surtout un « Relecteur ».
Passé la « souffrance » d'une lecture difficile, les lectures collatérales induites par
Ulysse m'ont permis d'améliorer ma compréhension de l'oeuvre. Car, dans le foisonnement des déambulations entrecroisées, synchronisées, simultanées, au cours d'un 16 juin 1904, de personnages multiples, dont Stephen
Dedalus et Leopold Bloom, pour les principaux, l'auteur offre à ses lecteurs une littérature expérimentale susceptible de les désorienter.
Il y réussit. Son roman fait la part belle au courant de conscience de Bloom et de Molly. La technique est souvent attribuée à Joyce et à Woolf qui, de son côté, parle plutôt de monologue intérieur. Mais avant eux, l'on attribue à Dorothy Richardson, écrivaine anglaise (fin 19è-milieu 20ème) la création du courant de conscience avec son Pilgrimage dont je ne sais rien, malheureusement. A-t-elle été traduite en français ? Sa technique est jugée très moderne.
Nous serions donc en présence d'une littérature moderne. Cette technique littéraire nous fait pénétrer la psychologie d'un personnage et suivre en direct, si je puis dire, le flux plus ou moins ordonné des pensées de celui-là. Bloom déambule dans les rues de Dublin, mais le lecteur est dans la tête de Bloom et déambule avec lui dans ses pensées.
Evidemment, comme le personnage est banal, dans son banal quotidien, d'une banale journée d'enterrement, il présente au lecteur immergé dans sa conscience, des pensées d'homme ordinaire, à la culture moyenne ; des pensées souvent inachevées, incomplètes, comme cela se produit chez tout un chacun. J'ai donc fini par trouver particulièrement long et ennuyeux, ce jeudi 16 juin 1904 passé dans la tête de Bloom pour l'essentiel.
Bien sûr, la construction est audacieuse, le savoir de Joyce, encyclopédique ou presque, et l'on comprend à travers les dits, les faits et les pensées de ses personnages, le mal qui affecte l'Irlande, le ressentiment et les frustrations d'un peuple qui n'a pas son destin entre les mains ; il entre aussi en résonance avec l'une des caractéristiques de la littérature moderne consistant à montrer l'être humain dans toutes ses faiblesses et petitesses, sans rien occulter de ses fantasmes les plus bas, ni de ses soucis, ni de ses rêves d'être ordinaire.
Joyce ne s'est pas donné pour objectif de sublimer notre humaine nature. Nous sommes tous, dans notre médiocrité quotidienne, un peu Bloom, un peu
Dedalus, un peu Molly, un peu tous les autres. On est en présence d'une esthétique fort éloignée d'
Homère ; la noblesse, la vertu, l'héroïsme, le courage physique, la grandeur morale, etc., n'ont pas leur place dans l'histoire. Et lorsque le lyrisme ou l'épique prétendent frapper à la porte, c'est pour rire.
D'un autre côté, sans aller jusqu'à dire qu'il se moque de ses lecteurs, Joyce a déclaré qu'on ne devait pas le prendre au sérieux. V.
Nabokov, admiratif et relecteur passionné ne le prend pas toujours au sérieux, en effet. Mais il m'a permis de saisir le roman mieux que toute autre critique psychanalytique à laquelle je ne comprends rien, mieux encore que les analyses modernistes et postmodernistes, vocables dont la signification m'échappe aussi, et auxquelles certains semblent vouloir rattacher l'oeuvre.
Le flux de conscience le rendrait moderne, comme Woolf et Richardson, mais également postmoderne comme n'importe qui d'autre, aimant l'ironie, la provocation, la distanciation par rapport aux valeurs de la modernité ; bref, comme n'importe quel snob littéraire qui, soit dit en passant, demeure tout à fait moderne.
Nabokov, a même imaginé un Joyce « hitchcockien », facétieux, apparaissant dans son oeuvre de façon fugace, à différents moments de la journée sous les traits flous et mystérieux de l'homme au mackintosh. Je trouve cela plaisant, d'autant plus qu'il existe d'autres interprétations possibles.
Vous voyez bien, chers Babéliens, au fur et à mesure que j'avance dans ma « critique », je vous démontre, en définitive, que ce roman peut susciter de l'intérêt, à défaut du plaisir ; il n'est pas interdit, d'ailleurs, de se faire aider par d'autres lecteurs qui en ont parlé en bien ou en mal, lecteurs comme vous et moi, ou critiques professionnels.
Chers nouveaux lecteurs, accrochez-vous, par conséquent, et bon courage. Après tout, la lecture peut être aussi un acte d'audace, et un effort, si l'on estime que la littérature, les lectures philosophiques, scientifiques, etc., peuvent nous élever au-dessus de nous-mêmes et participer à notre édification. Lisez, à cet égard, le très excellent article de
Pierre Jourde sur l'utilité et les objectifs de la littérature, je suis certain qu'il vous convaincra.
En revanche, je réfute totalement l'idée selon laquelle, comme je l'ai lu, le lecteur doit « mériter
Ulysse ». L'écrivain doit aussi mériter ses lecteurs qui ont toute liberté pour l'envoyer balader, ainsi que le feraient les spectateurs d'une oeuvre d'art contemporaine abstraite et absconse, parce qu'ils y verraient, non sans pertinence, une imposture.
Pat.