Etrange, baroque, gothique, envoutant tout autant que déroutant !
Raconter ce livre serait l'amoindrir tant son essence est ailleurs que dans son histoire étrange proprement dite. Il s'agit de le parcourir tel un long poème dans lequel les fêlures d'une jeune femme prénommée Edmée, ses désirs, ses sentiments indicibles, le poids des souffrances familiales et de leur transmission, les obsessions liées à ses vies passées, obsessions connues et inconnues, ataviques pourrait-on dire, ses parts sombres se muant en crise psychologiques, sont mis en lumière.
Une femme « faite de mélancolie, de glace et de vent » auréolée d'une lumière sépia, gothique, lumière avivée ici par son irruption, durant un été, dans un mystérieux décorum de tapisseries chargées, de lustres majestueux, de kimonos en soie, de serres, de haut plafond, de bassin trouble, d'herbes hautes, de chambre rouge, de lac sombre, qui l'extirpe en une parenthèse hors du temps d'un quotidien gris dans lequel elle est invisibilisée et maltraitée par sa mère, ignorée en tant que personne, pour lui permettre d'approcher ses véritables racines, racines ô combien délictueuses, incestuelles, voire incestueuses, monstrueuses…
« Ma mère est une belle femme aux lèvres trompeuses toujours imbibées de rose. Elle n'a pas eu d'enfance, pas que je sache. Et je dois le payer. Je dois payer l'hémorragie, l'éclatement des racines, les amants de ma grand-mère, le communisme, les suicides et la fuite. Je dois payer le prix de quelques mots puisque nous ignorons l'histoire. Entre spectres qui se réinventent. Cette famille ne succombe pas à la folie des détails, aux récits encombrants. Les morts meurent plusieurs fois de nombreuses maladies – le coeur, les poumons – de multiples accidents – la pluie, le verglas malgré les veines vides, les incendies malgré le contenu déversé des armoires. L'arbre généalogique est un chêne d'hiver, un mystère inviolable. J'ai toujours admiré la moindre précision qui éclate comme un rubis chez les autres. Je glisse alors toute entière, dans un rêve rouge et flamboyant ».
Confusément, je pense aux questions sous-jacentes au livre de
Pierre Cendors, L'homme-nuit, que j'avais mises en exergue dans mon retour. « Qui sommes-nous vraiment lorsque, en pleine nuit, dans la plus extrême solitude, nous perdons notre identité sociale pour revêtir notre part essentielle, primale, primordiale, primitive ? Nos racines ataviques ? En chacun est toujours autre chose, quelqu'un d'autre, qui le précède ou le dépasse. de cette facette obscure, la lumière peut-elle jaillir ? ». Ou cette face obscure nous prédestine-t-elle, quoi que nous fassions ?
Cette présence en nous d'éclats du passé, ce vent glacé héréditaire, ce qui nous a construit et ce que nous portons malgré nous, telles sont les racines lancinantes de ce roman.
Il me semble que c'est un livre qui exige une lecture en continu afin d'en ressentir tout le charme. le poser à maintes reprises, puis le reprendre ultérieurement, rompt indéniablement l'ambiance singulière provenant de sa singularité. J'ai profité d'un long trajet de plusieurs heures pour véritablement me plonger dedans, sans interruption, et j'ai été envoutée par la poésie incandescente de ce livre. Il m'a fait l'effet d'un miroir fracassé dont les tessons laissent des traces rouges vives, persistance rétinienne, une fois le livre refermé.
« Je voudrais vivre dans cette pièce, de dos à la fenêtre, parmi ces bouquets de violettes suspendues, cette petite nappe de dentelle parme flottant comme ce léger parfum de fleur d'oranger. Les vases ont quelque chose de tragique. J'ignore l'origine de cette étrange compassion que je ressens face à quelques objets vides, fissurés, à la renverse, si ce n'est la matérialisation, l'esquisse de mon propre reflet ».
Cette histoire d'une jeune femme en quête d'identité, écorchée, qui se construit un autre personnage et en proie à certaines crises (de schizophrénie ?), toujours spectatrice d'elle-même et de sa vie, jamais à sa place, étrangère à ses propres traits, pourrait être abordée d'un point de vue clinique, d'un point de vue romanesque ou d'un point de vue intime. L'angle d'analyse de
Laura Karrer est autre, étonnant pas de côté, il se veut gothique et poétique et j'ai aimé cette façon inhabituelle d'aborder la souffrance psychologique. On ne comprend pas toujours tout en terme narratif, par exemple j'ai eu du mal à comprendre cette haine prononcée pour une des protagonistes, Véra, j'ai parfois aussi perdu un peu le fil, surtout dans la deuxième partie du livre, je sens que ce texte ne vient pas seulement de l'imagination de Laura Kerrer (dont il s'agit du premier roman) mais d'un vécu, d'une douleur profonde, j'ai donc accueilli avec tendresse et bienveillance cette non linéarité et surtout, selon moi, là n'est pas l'essentiel.
Tout ne niche dans l'ambiance, le malaise, l'étrange, la lumière derrière le noir, et le rouge, ce rouge qui éclate souvent dans le récit, bousculant les blancs et gris, les contours, le rouge des fleurs comparées à des plaies vives, le rouge du désir telle une robe provocante, le rouge sombre des veines dans lequel nous charrions des gênes héréditaires parfois remontant loin, le rouge bleuté des ecchymoses et des corps en souffrance faits de cratères, magma de bleus, de tourments qui s'entremêlent et ravivent les braises d'une blessure originelle, le rouge du sang versé des femmes, délivrance ou défloration, « anémone outrageuse dans le gris brut »…
Par le prisme de la quête d'identité d'une femme aux identités précisément multiples, à la lisière de la folie, qui admire cette
Ada, autre double de la jeune femme, à la chevelure aux mille serpents, à la peau blanche et aux cheveux si longs et si noirs, telle une pythie, un personnage mythologique, l'auteure nous offre un miroir fracassé des identités. La plume, d'inspiration baudelairienne, nervalienne, a des accents gothiques pour conter les rêves, les obsessions d'Edmée, née « dans les blattes du lit conjugal » et l'ouvrage inéluctable du temps, tableaux hypnotiques qui parfois reviennent en boucle.
« Je n'ai pas d'histoire mais j'ai ce rêve qui cogne en boucle, plusieurs nuits par semaine. Mes yeux affolés plongent dans une eau lourde et stagnante. L'eau suffocante d'un été interminable. Les algues noires recouvrent mon visage placide, dissimulent une chevelure incroyable, presque infinie. Une mèche s'enroule autour de ma gorge, de mes chevilles. La pâleur d'une jeune fille s'abat comme une météorite puis s'éloigne, dévoilant une multitude de corps béants, pourris. Je n'ai pas d'histoire mais j'ai ce rêve ».
« Elle mélange les alcools, les fruits, dans de luxueuses mixtures qu'elle sirote langoureusement avant de les délaisser. Je retrouve ses verres à pied à demi vides comme les pièces d'un puzzle et je les laisse, c
adavres des journées qui passent. Je les imagine, en hiver, emplis de poussières et de moisissures. Cette orange dévorée par les asticots, ce parasol de papier picoré. Il nous arrive la même chose. le froid s'installe dans nos âmes, le passage des saisons sur nos visages ».
Ce livre est difficilement racontable. Histoire d'une jeune femme dont l'enfance a été saccagée par des adultes irresponsables et obsédés, histoire des conséquences d'actes monstrueux endurés durant l'enfance, puis enfouis, oubliés, des difficultés à mener ensuite une vie adulte équilibrée. Juste une certitude, celle d'avoir été sous le charme de ce texte poétique et baroque, parfois flou et complexe il est vrai, véritable tragédie en velours râpé. Je ressens confusément que sa beauté singulière saura attirer à lui tous les maudits, maudits dont je fais manifestement partie…
« On traine dans les parages, des fissures d'enfants au plafond
Comme des entailles.
Nous sommes ici un instant, ailleurs pour l'éternité ».