«
La chute des prières » de
Sema Kaygusuz (2009,
Actes Sud, 420 p.)
Il a fallu quatre ans et demi à
Sema Kaygusuz (38 ans) pour écrire ce premier roman, après quelques nouvelles (4 livres publiés en Turquie). J'attends avec impatience les romans suivants (Yüzünde Bir Yer – Cent une érosion ?, publié en 2009).
Revenons à «
La chute des prières », livre en deux parties « Raisin » (171 p.) et « Or » (224 p.). Deux parties asymétriques puisque la première a des sous-titres alors que la seconde se décompose en numéros. Les histoires diffèrent aussi, de même que les ambiances. Si l'une est écrite comme un conte, l'autre est un récit allégorique, et ces deux parties se répondent. La première partie raconte la vie de Leylan, jeune fille solitaire qui vit sur une île de la mer Egée avec son père qui se tue doucement dans l'alcool. La seconde partie raconte le voyage d'un jeune garçon (Oeildroit) des plaines anatoliennes qui part sur la route avec sa mère (Femmehomme) et leur cheval (Yasur) pour un voyage assez fantastique à la fin duquel le garçon deviendra Yasur.
La première partie, Raisin, se passe dans une île méditerranéenne, probablement en mer Egée, Leylan se retrouve un jour abandonnée par sa mère, et vit avec son père, muré depuis dans le silence et l'alcool. «Sans subir d'hostilité, de haine ou une quelconque attaque, vous êtes aussitôt projeté au coeur d'une solitude devenant dure comme le roc au fur et à mesure que les jours passent». Elle va voir Letife Keysal, une tzigane, diseuse de bonne aventure, pour comprendre, trouver des réponses, admettre l'abandon où elle se trouve. Elle découvre alors la bibliothèque de livres abandonnés ou oubliés par les touristes quand s'achève l'été. Elle va y chercher son destin. «Le mystère enfoui sous le plaisir de lire et que j'avais été incapable de résoudre avait fini par se dévoiler : les gens ne pouvaient lire que les livres qu'ils connaissaient mais, comme ils ne savaient pas exactement ce qu'ils connaissaient, ils ont été obligés de lire.» Elle invoque alors les divers personnages qui peuplent l'île, avec leurs mystères et leurs croyances puis, toujours insatisfaite, s'éloigne encore du réel pour mieux l'appréhender. L'épisode des chiens abandonnés sur leur île et qui hurlent pendant des jours et des pages sert de toile de fond à la révélation paternelle. Viennent alors s'ajouter les poèmes, mythes et légendes écrites ou issues de la tradition orale. Il en ressort toute une polyphonie métaphorique qui fait écho à sa propre histoire, et l'autorise enfin à devenir adulte. C'est une forme de roman initiatique qui aborde les origines du récit turc et qui s'inscrit au coeur des cultures turques, anatolienne et des iles.
En fait, cet univers est très typique de celui de l'alévisme, la religion actuelle d'un tiers des Turcs, surtout dans la partie anatolienne. C'est une sous-marque plus ou moins issue du chiisme avec des apports chrétiens et du chamanisme. SK a grandi dans cet islam ouvert, (elle est originaire de Samsun, sur les bords de la Mer Noire), où la femme est depuis toujours célébrée à l'égal de l'homme, d'où ses références aussi bien au Talmud qu'à la Bible ou au Coran. «Viens à moi qui que tu sois, juif, chrétien ou apostat». La clef du titre est dans le poème qui conclut le livre : «Même si chacune de mes prières retombe sur cette terre en faisant un bruit sourd, je ne renoncerai pas à ce monde »
La seconde partie, Or, est beaucoup plus fantastique, pratiquement mythique, et également initiatique. Les trois héros, doubles de ceux de la première partie, progressent à leur tour vers des univers inconnus. L'épisode de la forêt (chapitre Six) est à ce point remarquable. Il est suivi d'un long poème en prose.
Les êtres deviennent surnaturels comme la Femmehomme ou simplement métaphoriques comme le voleur, double de la narratrice. « Pendant quelques jours, je cherchai au milieu de la peupleraie une pensée qui me féconderait comme une graine couverte de petits poils qui se dispersent ici ou là. ». Cette partie propose donc au lecteur une véritable quête du sens. Cette recherche est faite par Oeildroit (on découvrira pourquoi ce nom), qui va devenir Yasu (idem, c'est à découvrir, mais on s'en doute). C'est celle de l'histoire, de sa propre histoire, qui n'est qu'enquête sur soi-même.
Assurément
Sema Kaygusuz signe là un grand roman, aussi beau que poétique et beau. A découvrir.