Sema Kaygusuz est une écrivaine hors des sentiers battus de la littérature turque.
Inutile de la comparer à Pamuk ou Şafak, elle n'a aucune prétention de grande littérature médiatisée, comme les deux derniers, pourtant c'est une grande écrivaine.
Je ne peux la comparer aussi à Asli Erdogan car elles ne nagent pas dans le même couloir, bien qu'ayant en commun le courage et le talent littéraire. Kaygusuz a son propre langage, ironique, unique, pleine de verve,où elle mélange à sa façon le langage courant familier avec le turc moderne littéraire plus sophistiqué.
Nous voici en plein mois d'août dans un motel fréquenté par une classe moyenne qui peut se payer des vacances. Kaygusuz nous croque des caractères typiques au sein d'une communauté de vacanciers, où circule un type bizarre, Turgay, qui une nuit, à quatre heure du matin, devant quatre femmes qui jouent aux cartes, descendant son pantalon se soulage à la mer. Donc tout commence avec une banale histoire de soulagement de vessie, qui va se propager. Peu à peu, tout dans le motel, les draps, les matelas de plage, les serviettes de bains.....vont être arrosé d'urine, créant malaise et chaos, sans que finalement on en arrive à trouver le vrai coupable.....
A travers le microcosme de ce groupe de vacanciers de classe moyenne et du personnel et propriétaire d'un motel, Kaygusuz nous dresse un portrait satirique et juste de la société actuelle turque, urbaine. Une société superficielle où la peur domine, où ne subsistent plus aucun principes ni valeurs morales et où on vit au jour le jour. Comment en est-on arrivé là ? La salissure tragi-comique qui sévit au motel est la métaphore de ce pays souillé (loin d'être tragi-comique). Dans un tel contexte comment peut-on rester propre même si on ne se sent aucunement responsable de ce qui est advenu ? Si on devrait y chercher un responsable ne faudrait-il pas initier par soi-même ? Kaygusuz fait aussi référence à l'histoire ancienne ( à propos du passé d'un des personnages on parle du massacre de Dersim, massacre des alévies. L'écrivaine est alévie ), un passé douloureux dont les nouvelles générations n'en acceptent pas l'héritage.
Mais le vrai fond du livre est le langage parlé des vacanciers et du personnel, qui est particulièrement grossier, et d'aprés les propres paroles de l'écrivaine, une grossièreté voulue, dont elle dit , " le rire du barbare est un roman qui essaie de dégrossir la grossièreté,une grossièreté qui cache l'insoutenable petites différences entre les êtres, une grossièreté qui est le tonus de cette histoire. Un récit tout au long duquel j'ai essayé de dégrossir la voix grossière de la grossièreté quotidienne, des accusations publiques, des comparaisons cruelles, de la discrimination rationnelle, de la recherche divine qui se cherche quotidiennement une victime. Je n'y ai pas pensé en écrivant , je ne m'en suis aperçue que par la suite....".
À travers cette violence et cette grossièreté, la magie de ce livre est l'infinie tendresse de Kaygusuz pour ses personnages, qui à travers toutes ces défaillances révèlent leur côté humain enseveli sous leur carapace.
Il y a des passages sublimes et émouvants dont celui du dialogue entre deux garçons de service qui fument un joint la nuit sur le toit, et juste pour lequel le livre vaut la peine d'être lu. Un dialogue de deux êtres simples qui expriment leurs multiples réalités , dont les trois derniers paragraphes (deux d'Alikar et un de Selçuk) résument tout simplement La Vie.
Je pourrais écrire encore long sur ce livre foisonnant de références sociales, politiques, religieuses,historiques.....
L'écrivaine, à la question, -lors d'un interview sur son livre qui reçu en 2016 le Grand Prix littéraire turc, Yunus Nadi -,
"-Est-ce-que ce motel ( où se passe l'action) est en Turquie ? ",
répond,
"-Effectivement ca ressemble beaucoup à la Turquie", :)
Eh oui, ce métaphore de pays souillé est aussi universelle, bien qu'ici Kaygusuz parle de son propre pays. L'éclat de rire de ces barbares sans respect pour les autres, sans respect pour la nature, racistes,mettant sur le compte des étrangers tous les maux de leur pays....malheureusement il en existe partout....comme quoi le noyau de la nature humaine change peu avec la géographie, la culture, la religion et le temps.
Une lecture très stimulante à l'humour subtil (j'ai beaucoup ri ) que je recommande vivement !
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Sema Kaygusuz écrit avec un scalpel. Son écriture sait mettre au jour les sujets douloureux.
Lire la critique sur le site : Telerama
"Personne n'est uniquement soi-même.Et même persone n'est ce qu'il croit être.
Une personne peut se connaître, s'analyser, se disséquer à volonté, elle sera toujours étonnée de certaines réalités sur sa personne qui se manifesteraient à l'occasion ".
"Tu n'arrives pas à être Turc si tu ne t'inventes pas un ennemi"