Dans une interview à "On n'est pas couché" en novembre 2015, Yasmina Khadra explique qu'il a voulu montrer, dans ce roman longuement mûri, comment Arabes et Pieds-noirs d'Algérie (horribles mots - comment les appelle-t-il, dans cet interview ?) pouvaient s'entendre et auraient sans doute pu continuer de vivre côte à côte. Il explique qu'il avait aussi voulu écrire une bouleversante histoire d'amour.
J'avais déjà lu le livre avant de lire l'interview.
Elle a confirmé le sentiment qui m'a parcourue tout au long : le malaise.
Et j'aurais préféré entendre qu'il avait voulu se mettre dans la peau de personnages desquels il se serait plutôt senti éloigné, qu'il n'aurait pas voulu exemplaires.
Car si je suis convaincue que pieds noirs et arabes auraient pu s'entendre dans une société débarrassée de l'oppression, Khadra nous présente des personnages qui s'entendent, certes, mais plutôt dans l'indifférence à l'égard de l'oppression.
Malaise d'assister aux états d'âmes de l'oncle, descendant d'une lignée arabe prestigieuse, dont il est le dernier représentant ayant réussi à garder la tête hors de l'eau, le colonialisme étant passé par là. Il est pharmacien aisé tandis que tous ses frères ont sombré, soit en mourant prématurément dans d'obscures circonstances, soit, comme le père du narrateur, en ayant été conduit à la ruine et à la déchéance par la malveillance, en dépit d'un travail acharné et d'un courage surhumain.
J'aurais d'ailleurs voulu en savoir plus sur la malveillance dont il a été l'objet, par exemple : jalousie d'un colonisé ou leçon de la part d'un colon ?
Malaise de voir ce lettré se recroqueviller sur lui-même à moitié fou, traumatisé et brisé par son arrestation par la police coloniale. La violence policière n'est pas même suggérée comme cause - sinon la violence psychologique ; voire la naïveté ("quoi, a-t-il pensé, en substance, lire et avoir des idées, gentiment, chez soi, comme on vous l'a appris à l'école, cela peut conduire en prison et vous en sortir couvert des soupçons les plus odieux ? Quoi, on peut vous enseigner le devoir d'être homme digne et libre (Voltaire et Rousseau) et en même temps vous réprimer d'avoir seulement l'idée de l'être ?"). L'oncle ne se relève pas d'avoir été ainsi dégrisé.
Malaise d'assister aux états d'âme du narrateur, Younes, allias Jonas, incapable d'assumer les sentiments qu'il porte à Emilie, coincé entre une loyauté à ses amis (qu'aucun d'entre eux ne se sent, de son côté, obligé de respecter), et à une marâtre engoncée dans des préjugés religieux qu'il n'est même pas censé partager.
Malaise de le voir s'entêter à se faire du mal et à faire du mal à son aimée dans cet affreux mutisme (typiquement masculin - pardon pour ma mysandrie). Même si on sait ce que cache ce mutisme (merci de nous faire entrer dans une tête masculine dans un moment pareil), on est exaspéré, avec Emilie, de le voir s'y tenir : elle n'est donc pas capable de comprendre quoi que ce soit ? il a peur des conséquences de ses aveux ? Dans tous les cas, Younes ne brille pas par le courage de ses sentiments.
Malaise d'assister aux états d'âme sur l'amour et l'amitié de cette jeunesse de la petite société coloniale dorée (le narrateur compris), pendant qu'on sait se débattre et sombrer dans la plus noire, désespérante et sordide misère (malgré les rires des femmes), les hommes, les femmes et les enfants du bidonville d'à côté, du hameau pouilleux sur la colline d'à côté, dans l'indifférence la plus générale.
La description des premières années de Younes et du bidonville sont les passages qui m'ont le plus passionnée, d'ailleurs - on aimerait vraiment savoir ce que deviennent le père, la mère et la soeur de Younès. Mais ainsi va la vie : elle peut vous ravir définitivement des êtres chers - et vous devez continuer et vous débrouiller avec cela.
Malaise de ne voir le narrateur que fâché intérieurement devant le spectacle du factotum tyrannisé de la façon la plus humiliante et brutale par son ami-car-ami-d-enfance, patron du factotum, surtout lorsque ce dernier (l'ami patron colon) aggrave le geste tyranique en l'accompagnant de l'énoncé du principe dont il découle : il faut
sans cesse rappeler aux employés arabes, par la terreur, que leur place est seulement d'être soumis. Mais l'indignation intérieure était déjà quelque chose à côté de l'insensibilité qui devait gangréner les colons (comme "L'étranger" de Camus en témoigne). Et faut-il en vouloir plus à l'arabe "doré" qu'à un autre, de son insensibilité face à la façon dont est traité un employé arabe ? "Race" commune n'a jamais signifié communauté d'intérêts.
L'oncle comme le neveu (le narrateur) semblent englués dans l'entre-deux où ils se trouvent : arabes musulmans aisés, "intégrés" à la société coloniale - mais arabes tout de même et, concernant le neveu, issu en outre d'une prime enfance affreusement misérable. Et la façon dont ce milieu colonial les renvoie à leur origine (sous entendu inférieure) sans même y prendre garde, est d'autant plus cuisante qu'elle est plus discrète ("tu te fais des idées", proteste l'ami colon à qui il se confie).
Avec l'arrivée de la guerre (d'Algérie), la "différence" entre les colons et l'arabe assimilé devient de plus en plus palpable, le rejet de part et d'autre de plus en plus concret. Mais tout au long des trois premières parties, ce sont bien les liens d'amitié tissés pendant l'enfance qui inspirent le plus le narrateur et le sentiment de son devoir.
Impasse ou capacité de s'entendre malgré tout ?
La guerre d'Algérie arrivant à Rio Salado (la petite ville où trouve cette petite société - on n'y apprend jamais qu'il s'agit d'El Malah), de quel côté s'est retrouvé Younes ?
Comme il faut s'y attendre, comme il n'est pas préparé, c'est le rapport de force qui tranche. Je n'en dis pas plus. Il a été en tous les cas pour bien peu de choses dans ce qui lui est arrivé et même dans ce qu'il a été amené à faire. On a l'impression que chacun des camps se sentait simplement intéressé à l'avoir avec lui - une chance qui lui a sauvé la vie - bien qu'inconfortablement.
On peut également faire une lecture "féministe" de ce livre, même si l'auteur ne la suggère pas du tout. C'est seulement une lecture "entre les lignes" qui la permet.
On découvre ainsi une petite société coloniale où les jeunes garçons se croient avoir des droits sur une jeune fille et en être excusés par tous, du moment qu'ils sont amoureux d'elle, du moment qu'elle les laisse la fréquenter - même "en tout bien tout honneur". Ses sentiments à elle ne comptent pas le moins du monde. La concurrence entre mâles a aussi ses lois : c'est celui qui a le plus de culot qui l'emporte. De son côté, la jeune fille ne peut s'en sortir que coupable, coupable de s'être laissé fréquenter par l'un après l'autre. Mais aurait-elle pu les rejeter ? L'auteur ne se pose pas la question. Et elle se retrouve à devoir "choisir" celui qui l'a choisie du moment qu'il a l'autorisation de sa mère.
Amour, loyauté, respect des traditions... mais aucun respect de la femme.
Germaine, mère adoptive du narrateur : Yasmina Khadra n'accorde pas la moindre épaisseur à ce personnage que, de mon côté, j'ai trouvé central et héroïque. Epouse catholique de l'oncle arabe et musulman, mère adoptive du neveu arabe et musulman, Germaine se consacre entièrement au rôle d'épouse et de mère qu'elle-même s'assigne (mais la société le lui assigne aussi) : elle porte ainsi à bout de bras, sans jamais se plaindre, dans l'effacement total d'elle-même, tout ce petit monde consumé dans sa peur, son manque de perspective, son auto-flagellation et sa déprime.
L'oncle, qui avait une pharmacie à faire tourner, devenu dépressif, passe ses journées dans sa chambre, n'interrompant ses lectures, méditations, notes de lectures et mémoires, que pour se mettre les pieds sous la table le temps du repas et se faire servir par son épouse. le neveu, le narrateur, que l'on voit de temps en temps derrière le comptoir de la pharmacie, dépressif lui aussi, s'autorise également de longues heures, voire de longues journées en dehors de son poste de travail. Il cuve jusqu'au milieu de la nuit son vague à l'âme devant la mer ou sillonne durant des jours la grande ville à la recherche de son amour fantasmé. de quoi vit-il pendant ce temps là ?
Ces hommes, que Germaine, en femme se croyant insignifiante, avait dû rêver comme des êtres qui l'épauleraient, c'est elle qui les fait vivre, qui fait tourner la boutique, tient le ménage, etc. A part un coursier à qui elle peut demander d'emporter des messages, il n'est en effet nulle part question d'employés ni de domestiques. Alors, n'est-ce pas elle qui fait tout le travail ? tout en s'inquiétant sans cesse pour son mari, son fils adoptif ?
Rôle héroïque, mais non admirable car nuisible aux femmes. Un grand classique.
Elle semble heureuse ainsi, se "payant" de sa peine par ces moments où elle peut se promener au bras de son homme et donner publiquement l'image d'un couple uni, amoureux, idéal... tel que le narrateur les décrit avec admiration. Si sûr que si beau ?
C'est la tête encore occupée à imaginer ainsi la vie et les pensées de cette femme, que je trouvais donc négligée par l'auteur, que j'ai reçu la très longue ode à l'amour, ode à la femme, récitée par l'oncle au milieu du livre : "Si une femme t'aimait, Younes, si une femme t'aimait profondément et si tu avais la présence d'esprit de mesurer l'étendue de ce privilège, aucune divinité ne t'arriverait à la cheville."
"Evidemment, me suis-je dit, effectivement, tu peux te sentir un privilégié, un Dieu dans ces conditions : c'est elle qui s'occcupe de tout pour toi !"
L'amour et la femme portés aux nues par tous ces hommes... parce qu'ils servent leurs intérêts ! Et j'ai pensé à ce phénomène qui a fait que la "vierge Marie" n'a jamais été autant vénérée, "sollicitée" dans les prières, qu'à cette époque, au 19è siècle, où la femme réelle, la fille, l'épouse, n'a peut-être jamais été autant méprisée, humiliée, opprimée, exploitée (où l'on laissait volontiers mourir la mère en couche du moment qu'on récupérait vivant l'héritier mâle). Belles paroles, "paroles, paroles...".
Je me suis dit que Djeloul, l' "homme à tout faire" d'André, avait échappé de peu au même sort, de la part de l'auteur, à savoir l'indifférence ou, au mieux, une admiration interessée (du type : héroïque soumission du serviteur). Je me suis dit que ce qui a forcé l'auteur à s'intéresser au personnage, c'est le soulèvement de ces "damnés" de la colonisation. Plus question de les voir comme de braves bébêtes bêtes de somme. On apprend ainsi que l'ultra soumis Djeloul est aussi un surhomme, car seul soutien de plus de 10 personnes, parmi lesquelles des estropiés, malades, etc. (l'inverse des personnages principaux). En substance, "je ne peux me payer le luxe de me révolter". Puis l'auteur nous fait assister à la transformation du personnage lorsque l'heure de la guerre d'indépendance vient. L'auteur en fait un personnage ambigu : fier combattant peut-être, mais arrogant... mais aussi capable de retenue voire de magnanimité. Oppresseur après avoir été opprimé ou digne combattant ? Khadra laisse la parole aux deux façons de voir et laisse ouverte la question, me semble-t-il.
L'auteur a dit vouloir écrire une histoire d'amour et d'amitié, après l'avoir longuement mûrie (j'espère ne pas trahir son propos). Mais quoi ? Même en comptant la fin, ne nous a-t-il pas plutôt concocté une histoire où l'amour et l'amitié sont piétinés tout au long, des principes plutôt sordides - quand ce ne sont pas des intérêts individuels - ayant guidé finalement les protagonistes ?
Je reconnaîs à l'auteur de nous les avoir montré dans leur humanité, même si ces humains-là ne m'inspirent guère. Et c'est le talent d'un écrivain de n'avoir pu s'empêcher de montrer ce qu'il avait observé même si ce n'est peut-être pas ce qu'il avait voulu montrer. Je perséverais donc probablement dans la lecture de cet auteur - avec "L'Attentat", dans la liste de mes envies.
J'avoue que j'aurais préféré parler en détail des raisons de mon enthousiasme que des raisons de mon malaise. Mais tellement il fallait que cela "sorte", ce n'est pas, je l'espère, un partage totalement vain.
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