Histoire de faire ma sauvage, je vais commencer par la fin, par mes adieux au Livre de la Jungle.
Ha ! là se cachent pour moi les adieux les plus déchirants de la littérature ! Comme Mowgli, je me retrouve à la fin de l'ouvrage à devoir quitter le Monde de la Jungle pour rejoindre le clan des Hommes. Et pourtant, on y resterait bien volontiers
dans la Jungle ! "Akela ne l'a-t-il pas dit au bord de la rivière, que Mowgli lui-même ramènerait Mowgli [et que le lecteur se ramènerait lui-même] au Clan des Hommes ? [...] Malheureusement, c'est la Loi du Livre et de la Jungle, à la fin d'un livre, on passe obligatoirement à autre chose et pourtant, qu'est-ce qui nous empêche d'y revenir ? La peur que rien ne soit plus comme avant ?
Comme le dirait Kaa, "L'Homme finit par retourner à l'Homme, même si [le livre de] la Jungle ne le rejette pas."
Baloo nous incite lui aussi à revenir en compagnie de Mowgli :
"Je t'ai enseigné la Loi. C'est à moi de parler, dit-il, et, bien qu'à présent je ne puisse voir les rochers qui sont devant moi, je vois loin cependant. Petite Grenouille, suis ta trace ; fais ton liteau avec ceux de ton sang, de ta race et de ton clan ; mais, quand tu auras besoin d'un pied, d'une dent, d'un oeil, ou d'un mot à transmettre promptement la nuit, rappelle-toi, Maître de la Jungle, qu'au premier mot la Jungle est tienne."
Et le lecteur se retrouve seul, démuni, comme Mowgli :
"Hai-mai ! mes frères, pleura Mowgli, en levant les bras avec un sanglot. Je ne sais ce que j'ai. Je ne voudrais pas m'en aller, et je me sens tiré par les deux pieds. Comment abandonner ces nuits ?" Et les animaux de la Jungle de nous consoler Mowgli et moi :
"Allons, lève les yeux, Petit Frère, répéta Baloo. Il n'y a pas de honte à cette chasse-là. Lorsque le miel est mangé, on abandonne le rayon vide.
— Lorsqu'on a jeté la peau, dit Kaa, on ne peut pas y rentrer de nouveau. C'est la Loi.
Tout à coup, [u]n rugissement et le bruit d'un fracas au-dessous d'eux, dans les fourrés, [nous] arrêtèrent court[s], et Bagheera parut, légère, vigoureuse, et terrible comme toujours.
— C'est pour cela, dit-elle, en avançant sa patte droite d'où le sang dégouttait, que je ne suis pas venue plus tôt. La chasse a été longue [...]"
Car Bagheera a racheté par le sang la liberté de Mowgli et la nôtre aussi.
Et puis elle nous lèche le pied comme à Mowgli et prononce ses derniers mots :
— Souviens-toi que Bagheera t'aimait"
"Et elle disparut d'un bond." Et mon coeur s'est brisé à jamais.
"Au pied de la colline sa voix claire encore s'éleva, plus lente dans l'éloignement :
— Bonne chasse sur ta nouvelle piste, Maître de la Jungle ! Souviens-toi que Bagheera t'aimait."
Et voilà ce qui m'aura marqué à jamais : l'amour panthère de Bagheera qui n'utilise pas le présent pour dire je t'aime, mais l'imparfait ...
Je t'aimais Bagheera. Toi aussi Baloo pour tes leçons même si je t'en veux encore de tes coups de patte, mais non en fait, je ne t'en veux pas, et toi, enfin, Kaa, je t'aimais, pour m'avoir offert la plus belle des chasses [voir le chapitre La Chasse de Kaa], une chasse qui ne s'oublie pas et pour te remercier, aussi, de m'avoir appris que la sagesse est la véritable richesse. Souviens-toi de notre rencontre avec le Cobra blanc [voir le chapitre l'Ankus du roi dans
le Second livre de la Jungle]
Voilà je vous fais mes adieux, mais je reviendrai, encore, et promis, et la prochaine fois, je ferai des efforts et je lirai
le Livre de la Jungle dans la langue du Livre de la Jungle afin de profiter comme il se doit des chants qui commencent et finissent chaque chapitre et j'entendrai vos chants d'adieux, Kaa, Bagheera, Baloo, les loups, ...
Histoire de faire ma sauvage, je n'ai plus qu'à finir par le commencement, par la première chanson de nuit du Livre de la Jungle :
Chil Vautour conduit les pas de la nuit
Que Mang le Vampire délivre —
Dorment les troupeaux dans l'étable clos :
La terre à nous — l'ombre la livre !
C'est l'heure du soir, orgueil et pouvoir
À la serre, le croc et l'ongle.
Nous entendez-vous ? Bonne chasse à tous
Qui gardez la Loi de la Jungle !
Et dans la langue du livre de la Jungle (The Jungle Book) :
Now Rann, the Kite, brings home the night
That Mang, the Bat, sets free—
The herds are shut in byre and hut,
For loosed till dawn are we.
This is the hour of pride and power,
Talon and tush and claw.
Oh, hear the call!—Good hunting all
That keep the Jungle Law !
Night-Song in the Jungle.