« Coloriste raffiné mais plasticien audacieux », quelques mots d'une piètre notice - celle accompagnant le nom de Nicolas de Staël (1914-1955) au cimetière de Montrouge - peuvent susciter l'écriture d'un livre, confie Stephane Lambert (p. 86). Et parmi les mots qu'a choisis l'écrivain pour nous parler du peintre, certains ont marqué ma lecture : « Plus on est soi et plus on est seul » (p.38), sont de ceux là. le genre d'énigme en forme d'évidence qui, bizarrement, soulève la curiosité, s'agissant d'un peintre dont les gris et les bleus m'avaient conduite au Havre en 2014. Mais c'est le choc devant le rouge, « l'hémorragie » du « Grand Concert », (conservé au musée d'Antibes) qui a donné ces magnifiques pages.
Un peintre, une oeuvre, un écrivain. Ici, Nicolas de Staël évoqué par Stéphane Lambert. Pour ce qui est du titre et de son vertige, ma mémoire de lectrice était restée sur un beau précédent danois, celui de Paul Gauguin, (Bertrand Leclair, le Vertige danois de Paul Gauguin) ; un autre superbe moment de lecture m'avait été donné par Jean-Paul Kauffmannt évoquant Delacroix et la chapelle des Saints-Anges, à Saint-Sulpice, où le peintre s'était mesuré pendant sept ans à un mur (Jean Paul Kauffmann, La Lutte avec l'Ange) ; il existe également un Combat avec L'Ange, pour De Staël, écrit par son ami Guy Dumur (2009), c'est peut-être d'un même combat que veut parler Stéphane Lambert ?
Ce texte n'a rien d'une biographie, même si l'essentiel de la vie du peintre s'y trouve consigné, de Saint-Petersbourg à Bruxelles, de l'Espagne et du Maroc à la Sicile, de Paris et de New- York à Antibes. « Trait d'union entre l'essai et la fiction », avertit en préambule l'écrivain bruxellois. Vraiment très réussi. Si peinture et littérature utilisent parfois un vocabulaire commun et font souvent bon ménage, l'écriture de Stéphane Lambert retentit ici d'un supplément de résonances, nouvelles, très singulières, débordant le champ abstraction/figuration où De Staël détestait être enfermé ; vision subjective, musicale, qui assume même l'hypothèse d'un chemin plus sacré pour comprendre l'oeuvre du peintre. Essai composé en deux parties, peut-être comme les deux concerts, Schönberg-Webern, que Nicolas de Staël vient d'entendre à Paris sous la direction de Boulez, peu avant son suicide le 16 mars 1955. Leurs titres empruntent à la création musicale : « La nuit désaccordée », se fait l'écho des dissonances, des doutes de l'artiste - et plus encore, puisqu'il a annoncé « être perdu » avant de quitter Paris - alors qu'il regagne Antibes par la nationale 7 ; tandis que « La nuit transfigurée », (titre d'une oeuvre écrite par Arnold Schönberg, en 1899, à l'âge de 26 ans), est une réflexion sur la création artistique, élargie à l'ensemble de l'oeuvre du peintre : paysages, natures-mortes et cathédrales, compositions, où s'enracinent selon lui, « le vertige et la foi », et où intervient la mise en parallèle très convaincante avec l'oeuvre de Marc Rothko (1903-1970).
Des mots qui donnent à entendre (on peut le dire) différemment le « Grand Concert », dernière oeuvre exécutée par Nicolas de Staël et réputée inachevée. L'essai interroge, presque métaphysiquement, le geste créateur de l'artiste, sa fièvre, ses tourments et ses inquiétudes, au moment exact où serait née cette oeuvre, alors que la vie semble déjà l'avoir quitté. Il est poutant au faîte de la reconnaissance ; il a à peine quarante ans, vit séparé de sa famille, brûle encore du souvenir de Jeannine Guillou morte prématurément, elle-même peintre et rencontrée au Maroc en 1937. Une dernière passion, devenue impossible, avec Jeanne Mathieu, le dévore. De la tension extrême où l'instinct de destruction le dispute sans cesse au feu de la création, surgit cette « partition désenchantée », splendide, à laquelle la démesure d'une ultime toile (3,50 m de hauteur et 6 m de long) et la beauté ténébreuse et aristocratique de son créateur ont prêté leur dimension tragique.
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Et toute création qui tienne est le fruit de l'équilibre trouvé entre la foi et le vertige. Ou plutôt -- entre le vertige et la foi. L'ordre des mots était important. Car le vertige, ce me semble, est mon plus vieux compagnon. Et se disant cela, il sentait remuer en lui l'ombre de ses démons.
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c'est dans le vertige, tentait-il encore de penser, comme s'il essayait de reconstruire mentalement ce qui l'avait animé en tant que peintre, c'est dans le vertige que l'artiste tire la matière de son œuvre et c'est par la foi qu'il trouve la force de l'engendrer. Et la foi vient à me manquer. Ces mots-là il les avait murmurés. En les prononçant, il entendit l'écho lointain de sa langue natale. Quelques couleurs illuminérent son esprit. Les longues plages désertes du sud de la Finlande en été et la Neva gelée en hiver. Rythme doux du passage des saisons ... p 34 (édition de poche)
Qu'est-ce que l'admiration ? Quel est ce miroir dans lequel prend forme non "se regarder" mais se reconnaître.
De quelle façon une oeuvre vous aura-t-elle fait tellement grandir ? Et que réfléchit la réflexion ?
Notre propre vie s' éclaire à ce que nous admirons et qui ne manque pas de nous dépasser. Il arrive que "Les Grands Morts" - ici Staël et Rothko - soit plus vivants que les vivants.
Anne de Staël, février 2015 (présentation, p.10)
Le rouge éclatait brutalement. Et la toile sautait aux yeux - à moins que ce ne fut à la gorge. Éclat ou explosion : le vocabulaire semblait si démuni devant un effet si retentissant. La couleur accaparait toute l'attention en même temps qu'elle semblait avoir absorbé toute la violence du monde dans un cri gigantesque. C'était sur ce rouge que Nicolas de Staël s' en était allé - et je ne savais quoi en penser. Fallait-il y lire le bouillonnement d'une vie à son apogée ou un embrasement dans lequel le peintre aurait lui-même brûlé ? Le rouge oscillait entre le jour et la nuit. Il était impossible d'en fixer la valence. À ce degré d'impudeur, la couleur dévorait la couleur, et ne laissait qu'un chant indéchiffrable.
(p. 70)
Parmi l'éventail d'artistes qui avaient fait, par-delà les siècles, la réputation de la peinture flamande, le jeune apprenti se permettait toutefois d'ébrécher la statue d'un maître : "Rubens peignait admirablement les nombrils à part cela il aurait mieux fait de dormir et cependant retoucher ses nus." Un bémol qui n'était pas pour me déplaire puisque je partageais son aversion pour les corps gras et jaunes de Rubens (bien que l'honnêteté m'oblige ici à préciser que le point de vue de Staël allait se nuancer avec le temps).
(p. 99)
La création était aussi triste qu'une vilaine maladie avec laquelle il fallait pactiser, et qui vous donnait parfois, par éclair, une raison d'être en vie.
(p. 63)
"Osons comprendre. L'avenir de l'énergie" de Stéphane Lambert et Ludovic Torbey