Concernant lord March, cette proximité me suffisait. Ses traits avaient beau être réguliers et sa taille bien prise, l’expression de ses yeux saillants rebutait. Il était vêtu avec recherche. Une cravate à triple tour s’enroulait autour de son col empesé d’une éblouissante blancheur. Son habit brun à collet, ouvert sur un gilet de soie, devait sortir du meilleur faiseur. Moi, j’avais l’allure d’une provinciale avec ma robe bridée aux emmanchures et trop longue d’un ou deux pouces. La couturière borgne de Francis s’était trompée dans les mesures. Même si l’opinion du futur comte m’indifférait, je me sentais humiliée. Lui, n’avait pas l’air choqué de mon manque d’élégance. Il accomplissait les figures avec une précision de métronome. Chaque fois que la permutation des danseurs nous renvoyait l’un en face de l’autre, il évitait mon regard. La danse finie, je le remerciai et allai m’asseoir sur l’une des banquettes de velours rouge occupées par les laissées pour compte. À mon grand déplaisir, il me suivit.
J’avais hâte soudain de me mêler à la cohorte des invités qui se pressaient vers les portes de la salle des Maréchaux, lieu de la réception. Des huissiers dont la livrée noire à parements et ceinture verts contrastait avec la tenue écarlate et argent des chambellans recueillaient les précieux cartons et, simultanément, criaient le nom de chacun. Les nôtres se perdirent sous les lambris dorés. Les réceptions à Pall mall ou chez lady Holland me paraissaient intimes en comparaison. Dans cette foule, je ne courais aucun risque d’être démasquée : seulement celui de passer inaperçue. Comment rivaliser, moi la modeste petite Anglaise, avec ces femmes parées comme des châsses et décolletées jusqu’au nombril ?
Elle portait une robe blanche comme la mienne mais loin de la desservir, sa blancheur immaculée donnait à sa carnation mate un éclat incomparable. Autre atout ; la coupe qui épousait les lignes de son corps et faisait la part belle aux seins, offerts telles des pêches dans une corbeille. Je me demandais s’il serait facile de me lier avec la sœur de l’Empereur quand un grand silence tomba sur la salle. L’empereur parut et toutes les dames – moi comprise -, s’abîmèrent dans une profonde révérence, sauf la belle Pauline qui se contenta d’un sourire ironique. Je me relevai et observai Napoléon.
L’Impératrice possédait au plus haut point l’art de vous mettre à l’aise. Au demeurant, charmante. L’âge n’avait pas de prise sur l’incomparable Joséphine, comme on l’appelait. Hormis ses paupières chiffonnées et les fines rides autour de sa bouche peinte, elle ne semblait guère plus âgée qu’au temps de sa rencontre avec le général Buonaparte. Sa toilette de gaze crème mettait en valeur ses courbes demeurées fermes. Le bruit courait qu’elle achetait des centaines de robes par an et que l’empereur la grondait de jeter ainsi l’argent par les fenêtres.
Sa bouche effleura mes cheveux. Je me sentis défaillir. Fallait-il attribuer ce malaise à l’émoi causé par sa présence ou à la menace contenue dans ses paroles précédentes ? Je répondis le plus nettement possible :
— Non. Je pensais à mes grands-parents, guillotinés pendant la Révolution.
Ma déclaration sonnait juste. Cette fois, il parut ébranlé.
— Pardonnez ma brusquerie, je ne voulais pas remuer des souvenirs douloureux : simplement vous mettre en garde. Si vous vous tenez tranquille, il ne vous arrivera rien.