Dans la famille Coughlin, il y a le père, Thomas, capitaine de police, et trois fils : Danny, policier qui devient syndicaliste (voir
Un pays à l'aube), Connor, ex-procureur, et Joseph, l'enfant terrible qui devient prince de la pègre. La famille Coughlin, découverte dans
Un pays à l'aube, roman à mi-chemin entre le roman noir et le roman historique dans la Boston d'après guerre (1919), est éclatée : la mère est morte, Danny se fait scénariste à Hollywood et Connor a intégré un centre pour aveugles. Thomas, lui, exerce toujours en attendant de cultivers son potager à la retraite. Quant à Joseph, il fait ses premières armes de malfaiteur. Il travaille d'abord pour Tim Hickey, membre du Milieu local. Un soir, croyant réaliser un coup sûr, il braque les hommes de main du rival de Hickey, Albert White. C'est l'engrenage : celui de l'argent sale, de la vie courte et de l'amour passionnel, car Joe fait la rencontre d'Emma Gould, la maîtresse de White, dont il tombe amoureux. A la suite d'un braquage de banque, Joe est pris et écope d'une peine de prison. Là, il fait la rencontre de Maso Pescatore, parrain de la mafia bostonienne qui, après l'avoir pris sous son aile et protégé durant les deux ans de prison, l'envoie à Tampa, en Floride, pour faire enfin prospérer le trafic du rhum cubain.
Il faut effectivement se rappeler que la période est à la prohibition, depuis la promulgation du Volstead Act en 1919. Officiellement, plus une seule goutte d'alcool n'est bue sur le sol américain. Officieusement, la prohibition offre, sur un plateau d'argent, la possibilité aux mafias, bootleggers et gangsters de tout poil de s'enrichir considérablement. Les mafias s'en donnent à coeur joie et c'est à qui rafflera la plus grosse mise. On a souvent l'image du trafic de whisky associée à la période de la prohibition. L'un des intérêts du roman réside notamment dans le fait que
Lehane montre que le trafic concernait aussi le golfe du Mexique, et notamment Cuba, d'où l'on importait du rhum jusque sur les côtes de Floride. A Tampa, Joe, aidé de Dion, un ami d'enfance qui se révélera encombrant, fait vite fructifier les affaires. Cependant, celui que l'on appelle bientôt monsieur Coughlin devra régler plusieurs problèmes qui mettent en jeu son commerce : celui de la logistique d'approvisionnement en rhum, celui de la présence du Ku Klux Klan, celui de la bondieuserie de certains habitants de habitants, enfin celui des appétits voraces des pontes de la côte Est. Dans tout cela, Joe trouve le moyen de filer le parfait amour avec une Cubaine, Graciela. Cette relation le place socialement du côté des immigrés, qu'ils soient Cubains, Italiens ou Espagnols. En cela, Joe suit l'exemple de son frère Danny qui, dans
Un pays à l'aube, épousait une Italienne. Cela permet à
Lehane de prendre un cliché d'une ville américaine moyenne dans le premier tiers du 20ème siècle : mixité et racisme se côtoient déjà.
Nul doute que
Lehane livre là un roman noir de très bonne facture. Ce qui est intéressant ici, c'est la nuance. Les mafieux opérant illégalement ne sont pas nécessairement de mauvais types: Joe en est le parfait exemple. Quant à ceux chargés de faire respecter la loi, ils ne sont pas tous moralement irréprochables : ainsi Irving Figgis, chef de la police de Tampa, dont la religiosité confine à l'extrémisme. le mélange des genres, d'ailleurs, paraît être la norme : nombre de policiers, comme de gangsters, choisissent leur camp et prêtent main forte aux uns ou aux autres lorsque les événements le décident.
Évidemment, la comparaison avec
Un pays à l'aube est tentante, mais il est au désavantage de
Ils vivent la nuit : moins long, moins dense, moins profond historiquement. Cependant, cette plongée dans l'univers des bootleggers et des mafiosi montre l'autre face du rêve américain : là aussi, des self-made-men parviennent au sommet de l'échelle sociale. La seule différence avec les entreprises légales, c'est que les mises à mort sont souvent brutales et que les chefs eux-mêmes sont parfois forcés de mettre la main à l'ouvrage. Mais la lutte pour parvenir au sommet est, quoiqu'il arrive, féroce. Dans cet univers, Joe Coughlin détonne : issu d'une famille bourgeoise, il démontre un loyalisme profond (à l'égard de Dion notamment) et un certain respect de la vie humaine, en même temps qu'une propension au romantisme. Là aussi, cette caractéristique du personnage permet à
Lehane de montrer, via Graciela, l'ambivalence de cet aphorisme : le bien a parfois besoin du mal, le mal répand parfois le bien. A croire que la morale s'invite partout, même dans une fusillade entre truands.