Comment trouver, comment chercher une première vérité ?
suivi de
Abel et AbelJules Lequier
L'éclat/Poche, 399 p, 2022
L'objet-livre est élégant, la couverture attire, l'écrit est de type philosophique, lyrico-philosophique plus exactement, la lecture reste austère. D'autant plus que les commentateurs soulignent et parfois comblent les lacunes. L'oeuvre de Lequier est en effet fragmentaire.En outre, parfois, la pensée trop intense afflue et n'arrive plus à s'énoncer. La parabole
Abel et Abel se lit très agréablement. Les informations biographiques sont très intéressantes.
J.Lequier (plus sûrement Lequyer) est un philosophe du XIX° (29 ou 30 janvier1824-1862) né en Bretagne. Il recherche la vérité, parce qu'il est fait pour la posséder, il se sent fait pour l'aimer, il n'y aurait pas de devoirs s' il était impossible de la connaître. Mais avant de rechercher la vérité, il convient de chercher la première vérité, et de savoir ce qu'on cherche : qu'est-ce qu'une première vérité ? Qu'est-ce qu'une vérité?La recherche doit être sincère, sans faux-fuyants, sévère, rigoureuse. Il questionne à la manière de
Descartes, et applique le doute, parce que sa recherche a besoin de l'épreuve de l'irréfutabilité. Il faut aussi que le philosophe pense librement. Qu'est-ce que la liberté ? La liberté est la condition positive de la connaissance, autrement dit un moyen de connaissance. La question nous amène à voir qu'il n'est pas de liberté sans fortuit et sans arbitraire. Par exemple, enfant, maître absolu de lui-même, Jules a posé une main sur une feuille de charmille, et en la bougeant, a fait s'envoler un oiseau qui fut happé par un épervier. Pourquoi a-t-il choisi cette feuille-là et non une autre ? La croyance en la liberté est une première vérité. La liberté s'affirme par la liberté même. La découverte de la liberté est indissociable de celle de la nécessité. La liberté de l'homme est apparentée à celle de Dieu, création, arbitraire. La liberté est une sorte de Dieu nouveau, et faire prendre conscience aux hommes de cette liberté qui est en eux, c'est les élever à leur véritable dignité. Dieu tout-puissant laisse l'homme absolument libre de ses actes. Lequier cultive l'étonnement philosophique qui se conjugue à un émerveillement théologique. La fiction biblique des frères jumeaux
Abel et Abel montre que le choix est fait non par Dieu mais par l'homme. Grâce à l'incomparable pouvoir de la liberté humaine, l'homme peut transformer sa vie, et créer en partie sa personne. Cependant pour que l'homme ne fasse pas n'importe quoi, la raison humaine interagit avec ce pouvoir. C'est ainsi que Lequier reconnaît un déterminisme universel qui régit la nature (y compris l'homme) et le sentiment d'une liberté qui rend l'homme responsable de son destin.
C'est en ce sens que l'entreprise de Lequier est originale. Mais elle est méconnue.
Jean Grenier, le maître de Camus, l'a révélée au public, et place le philosophe à côté de Kierkegaard. Cette nouvelle édition de certains de ses écrits veut suggérer un retour à Lequier.
A ceux qui se demanderaient pourquoi il est mort jeune, qu'ils sachent que Lequier était mentalement fragile, qu'il n'a pas supporté que Anne Deszille, une camarade de classe d'enfance, ne veuille décidément pas se marier avec lui, et qu'il est probable qu'il se soit noyé volontairement.
Lequier, penseur et écrivain, a réalisé l'idéal romantique du génie, exalté et déséquilibré, plein d'une foi orgueilleuse en sa mission de s'atteler au problème métaphysique de la liberté.
Je remercie l'opération Mass Critique et les éditions de l'éclat pour m'avoir permis de faire un peu connaissance avec un penseur d'exception.