C'est sa propre histoire qu'
Amin Maalouf narre dans ce livre exceptionnel. Un beau soir, le romancier à succès reçoit un étrange appel venu du Levant. Au téléphone, un ex-ami de fac auquel il n'a plus parlé depuis plus de vingt ans. Celui-ci lui explique la voix vacillante qu'il est mourant et qu'il désirerait le voir une dernière fois... Surpris par sa propre spontanéité, l'écrivain prend le premier vol pour Beyrouth, le jour même.
A peine arrivé sur la terre qu'il n'a plus foulée depuis la guerre civile (1975-1990), il apprend que son complice d'autrefois vient de s'éteindre. Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, il décide de rester jusqu'aux obsèques et de passer le temps en rendant visite à quelques (rares) amis demeurés au pays.
Ce roman ostensiblement autobiographique est l'occasion pour Maalouf de régler ses comptes avec un vécu dont les blessures ne sont pas encore totalement cicatrisées et un présent qui lui laisse un goût pour le moins amer.
Il commence par décrire avec une nostalgie non feinte l'incroyable confiance en l'avenir qui animait sa génération. Ses compagnons d'études chrétiens, musulmans et juifs n'éprouvaient aucune animosité ni même méfiance l'un envers l'autre : « Mes amis appartenaient à toutes les confessions, et chacun se faisait un devoir, une coquetterie, de railler la sienne - puis gentiment, celle des autres. Nous étions l'ébauche de l'avenir, mais l'avenir sera resté à l'état d'ébauche. Chacun de nous allait se laisser reconduire, sous bonne garde, dans l'enclos de la foi obligée. Nous nous proclamions voltairiens, camusiens, sartriens, nietzschéens ou surréalistes. Nous sommes devenus chrétiens, musulmans ou juifs, suivant des dénominations précises, un martyrologe abondant, et les pieuses détestations qui vont avec. »
Puis, à travers un échange épistolaire avec ses amis de la diaspora, il passe peu à peu aux raisons qui l'ont poussé à quitter le pays dès le début du conflit : « Nous étions jeunes, c'était l'aube de notre vie, et c'était déjà le crépuscule. La guerre s'approchait. Elle rampait vers nous, comme un nuage radioactif ; on ne pouvait plus l'arrêter, on pouvait tout juste s'enfuir. »
Mais, le plus intéressant on le lit entre les lignes : même s'il se présente en homme épanoui qui a pris du recul sur le passé, Maalouf éprouve encore un fort sentiment de culpabilité : celui d'avoir abandonné un bateau multiethnique en train de couler. Raison pour laquelle il n'a de cesse de vouloir se justifier : « Le pays où tu peux vivre la tête haute, tu lui donnes tout, tu lui sacrifies tout, même ta propre vie ; celui où tu dois vivre la tête basse, tu ne lui donnes rien. Qu'il s'agisse de ton pays d'accueil ou de ton pays d'origine. La magnanimité appelle la magnanimité, l'indifférence appelle l'indifférence, et le mépris appelle le mépris. Telle est la charte des êtres libres et, pour ma part, je n'en reconnais aucune autre. »
Pourtant, à son corps défendant, l'écrivain fait part avec beaucoup de pudeur d'un attachement intact pour son pays d'origine : « On ne cesse de me répéter que notre Levant est ainsi, qu'il ne changera pas, qu'il y aura toujours des factions, des passe-droits, des dessous-de-table, du népotisme obscène, et que nous n'avons pas d'autre choix que de faire avec. Comme je refuse tout cela, on me taxe d'orgueil et même d'intolérance. Est-ce de l'orgueil que de vouloir que son pays devienne moins archaïque, moins corrompu et moins violent ? Est-ce de l'orgueil ou de l'intolérance que de ne pas vouloir se contenter d'une démocratie approximative et d'une paix civile intermittente ? Si c'est le cas, je revendique mon péché d'orgueil, et je maudis leur vertueuse résignation. »
En donnant la parole à ses amis, il en profite même pour lancer des saillies aux intégristes et réactionnaires de tout bord : « La religion, c'est important, mais pas plus que la famille, pas plus que l'amitié, et pas plus que la loyauté. Il y a de plus en plus de gens pour qui la religion remplace la morale. Ils te parlent du licite et de l'illicite, du pur et de l'impur, avec des citations à l'appui. Moi j'aimerais qu'on se préoccupe plutôt d'être honnête, et de ce qui est décent. Parce qu'ils ont une religion, ils se croient dispensés d'avoir une morale. »
On pourrait encore citer mille mots d'esprit d'une histoire qui permet une lecture à plusieurs niveaux et qui offre un épilogue totalement inattendu. Plusieurs semaines après avoir dévoré ce livre, on n'arrive toujours pas à comprendre les raisons qui ont poussé l'auteur à conclure d'une manière aussi étrange. Et c'est sans doute ce qui fait le charme de ce récit hors normes : les portes qui se ferment en ouvrent d'autres qui a leur tour laissent le champ libre à toutes les spéculations…