La Route/Cormac Mac Carthy
« Autrefois, il y avait des truites de torrent dans les montagnes. On pouvait les voir immobiles dressées dans le courant couleur d'ambre où les bordures blanches de leurs nageoires ondulaient doucement au fil de l'eau. Elles avaient un parfum de mousse quand on les prenait dans la main. Lisses et musclées et élastiques. Sur leur dos, il y avait des dessins en pointillé qui étaient des cartes du monde en son devenir. Des cartes et des labyrinthes. D'une chose qu'on ne pourrait pas refaire. Ni réparer. Dans les vals profonds qu'elles habitaient toutes les choses étaient plus anciennes que l'homme et leur murmure était de mystère. »
Et tout cela a disparu. Une météorite en cause ou une guerre, en tout cas un incendie à l'échelle de la planète.
Que s'est-il donc passé ? Pourquoi le père et le fils ont-ils survécu à l'apocalypse comme quelques autres hères qui errent au milieu des cendres d'un monde anéanti ? On ne le saura pas. Ce n'est pas l'essentiel. le lecteur décide.
Au terme de ce récit très particulier et original, le lecteur en sera réduit à des conjectures quant aux causes et aux conséquences ultimes de cette fin du monde.
Rappelant à certains moments le remarquable roman de
Barjavel «
Ravage », ce récit que je qualifierai d'aride est celui de l'errance quasi absurde et désespérée d'un père et de son très jeune fils, de campagnes incendiées et dévastées en forêts calcinées, sous la pluie et la neige, à la recherche de la moindre nourriture pour survivre au milieu de tous les dangers que représentent les hordes de pillards sanguinaires et cannibales qui parcourent les décombres.
Dans un style lancinant, monocorde, angoissé et tragique, émaillé de répétitions sans fin du « et », l'auteur nous emmène par des chemins jonchés de cadavres et de ruines dans un monde glacé.
« Dans les premières années les routes étaient peuplées de fugitifs disparaissant sous leurs habits. Portant des masques et des lunettes de plongée, en guenilles, assis au bord de
la route comme des astronautes en détresse…En ce temps là, déjà tous les magasins d'alimentation avaient fermé et le meurtre régnait partout sur le pays. le monde allait être bientôt peuplé de gens qui mangeraient vos enfants sous vos yeux et les villes elles-mêmes seraient entre les mains de hordes de pillards au visage noirci qui se terraient parmi les ruines et sortaient en rampant des décombres, les dents et les yeux blancs, emportant dans des filets en nylon des boites de conserves carbonisées et anonymes, tels des acheteurs revenant de leur courses dans les économats de l'enfer. »
La grande question posée au père par un vieillard rencontré :
« Comment saurait-on qu'on est le dernier homme sur la terre ?
- Je ne crois pas qu'on le saurait. On le serait, c'est tout.
- Personne ne le saurait.
- Ça ne ferait aucune différence. Quand on meurt c'est comme si tout le monde mourrait aussi.
- Je suppose que Dieu le saurait.
- Il n'y a pas de Dieu.
- Non ?
- Il n'y a pas de Dieu et nous sommes ses prophètes. »
Plus loin, le père au vieillard :
« Vous ne voulez pas dire votre nom ?
- Je ne veux pas le dire.
- Pourquoi ?
- Je ne pourrais pas vous le confier. Vous pourriez vous en servir. Je ne veux pas qu'on parle de moi. Qu'on dise où j'étais ou ce que j'ai dit quand j'étais à cet endroit-là. Vous voyez, vous pourriez peut-être parler de moi. Mais personne ne pourrait dire que c'était moi. Je pourrais être n'importe qui... »
Un dialogue étonnant eu égard aux circonstances.
Ce roman poignant et douloureux qui paraît être de la science fiction mais qui pourrait très bien être rangé au rayon des contes philosophiques, aborde divers thèmes comme l'identité, la confiance, le bien et le mal, l'amour filial, l'égoïsme, la vie et la force vitale, l'espoir irrationnel. L'amour du père pour son fils est le leitmotiv, le fil conducteur de ce récit initiatique très sombre. Un père qui veut à tout prix que subsiste ce brin d'humanité qui peut encore habiter l'homme même quand tout le reste est déshumanisé.
Un roman qui n'a pas d'égal.