"Métaphysique : ce concept ne correspond pas, chez Artaud, à son acception traditionnelle. Par ce terme, Artaud entend bien se démarquer à la fois du positivisme scientifique et du mysticisme chrétien. Deux positions qu'il corrige en quelque sorte l'une par l'autre.
[…]
Faire le "métaphysique", c'est donc introduire un élément de perturbation dans l'immédiateté de l'être-là. Opération chirurgicale et cruelle qui attaque l'être, le corps, la nature dans leurs retranchements ultimes . Refus donc d'une peinture que l'on pourrait qualifier d'"exotérique ", ne livrant que l'écorce des choses, leur enveloppe et peau apparente. Chaque signe, chaque touche, toute figure et toute ligne sont à décrypter dans leur épaisseur, leurs transparences et leurs opacités.
Scène picturale étagée de reflets, de dires, de murmures assourdis, décollés à peine du squelette des choses. Car c'est cela qui est en question dans l'aventure du dessin, l'armature squelettique et architecturale d'un sens sous-enterré."
"Je me souviens dans une existence perdue avant de naître dans ce monde-ci avoir pleuré fibre à fibre sur les cadavres dont les os poussière à poussière se résorbaient dans le néant. Ai-je connu leur anatomie ? Non, j'ai connu l'être en lambeau de leurs âmes dans chaque petit os de poussière qui gagnait les ténèbres premières et de chaque petit os de poussière j'ai eu l'idée dans la musique sanglotante de l'âme de rassembler un nouveau corps humain.
[...] Boîte sur boîte l'âme a monté dans la chair adipeuse des jambes, que le corps du souci pointille de rouge, comme les marques d'un sang par des sanglots craché. – Ainsi l'os dans la chair est vivant, non d'une musique d'atomes, mais du rythme canon spasmodique, d'un canon toujours armé en guerre et qui toujours se sent près de tonner dans l'écorchure de son cœur. Que tonnera-t-il ? La dent du coccyx appuyée comme une vielle dent qu'enracine sa rage contre l'humanité."
Antonin Artaud, "Les os sema".
"L'univers est ainsi peuplé de signes, qui n'apparaissent pas comme de simples doubles ou des réitérations du corps, mais comme les organes mêmes du corps qui font signe. Quittant l'enveloppe charnelle et protectrice, la rigueur et l'ordonnance squelettique, les organes parleraient-ils ? Langue abjecte, écriture muette qui est proprement celle des pulsions. Car dans leur perversion même, écriture et langage se heurtent à eux-mêmes, débouchant comme seul possible sur le mutisme, mais un mutisme de tous les sens qu'il aurait dévorés, de toutes ses lettres qu'il aurait effacées. Le sens alors accompli et évacué au sein même de son usage."
"C'est qu'Artaud participe d'une culture irrémédiablement chrétienne et qui sue la chrétienté par tous ses pores. En bon bouc émissaire, il l'exsude, l'exprime et la suinte cette culture, en souffre comme d'une maladie. Congénitale et atterrante. Mais – contrairement à ce qui se passe chez Nietzsche – Dieu, n'étant jamais né, ne peut pas mourir. Dieu lui-même n'est que ratage, malformation, non pas même ébauche ou esquisse, mais tentative embryonnaire ratée."