L'écriture, différente de la patte habituelle du prix Nobel ordinairement si modérée et si pudique, semble être ici celle de la liminaire révolte et de la nécessaire colère d'un nouveau venu en littérature. Ce texte inaugural apparait comme une nihiliste, anticonformiste, désespérée, droitière et très bourgeoise mise à jour des odieux secrets familiaux enfouis, perdus ou oubliés. Il est une désespérée quête de soi. Raconter la collaboration semble être pour l'auteur une façon de collaborer à son tour. le personnage central se vautre dans la même abjection que le père, il se charge d'une culpabilité qui le disculpe en partie. Dans ce premier témoignage,
Patrick Modiano part dans toutes les directions, il bouscule la chronologie, entremêle les destinées et les change en leur contraire. Il y a dans ces pages un réseau subtilement brouillé de temps et de lieux, de réalité et de songe ; les parcourir, revient à faire un tour dans un infâme passé parental entremêlé d'un égocentrique présent; et les situer, oblige le lecteur à d'incessants retours en arrière. le premier roman du très jeune
Patrick Modiano est l'éructation furieuse, le hurlement haineux, le cri démoniaque et fou d'un très antipathique personnage : Raphaël Schlemilovitch.
Ce roman a rencontré d'emblée un grand succès et a valu à son auteur la reconnaissance immédiate de la critique. Il est une ambiguë épopée des écrivains collaborationnistes. Sa matière est tirée de la chronique familiale, des faits divers et des archives de l'occupation. La jeunesse paradoxale de Raphaël Schlemilovitch (comme celle de l'écrivain) constitue le noyau dur du roman. C'est en effet un jeune vieillard qui est au centre du récit : il semble avoir vécu les vingt ans qui ont précédé sa naissance (l'affaire Dreyfus, les années folles, le Paris de la guerre). Une série de postures filiales de Raphaël Schlemilovitch (avec le père biologique, Adrien Debigorne, le vicomte Levy-Vendôme, le colonel Aravis ou le général Tobie Cohen) compose le texte ; et un certain nombre de figures juives vient l'alimenter : le père du narrateur et Levy-Vendôme (juifs honteux), Raphaël Schlemilovitch (juif névrosé et déchiré, juif collabo, normalien et snob), Tania (juive déportée), Tobie Cohen (juif sioniste), Dreyfus, Blum, Benda … (juifs historiques).
La fabulation mythomaniaque, l'instabilité et l'hystérie narrative de Raphaël Schlemilovitch contribuent à faire de «
La place de l'étoile » une parodie scandaleuse du roman antisémite, un pastiche brillant du style pamphlétaire raciste sous l'occupation (Céline,
Brasillach). le
roman stigmatise la judéité « m'as-tu vu », celle qui surenchérit par défi sur l'insulte. Il dénonce l'absurdité de la caricature en prétendant l'incarner. Il traverse l'humiliation par la bravade et la vulgarité assumée. L'ambiguïté de l'imagerie antijuive du roman est le plus souvent une défense contre l'agression antisémite elle-même. Elle est sans doute aussi une provocation délibérée de l'aspirant écrivain lui permettant de s'introduire par effraction dans le champ littéraire, d'y rester et de s'y maintenir durablement. L'exagération, la parodie, le procédé de l'antiphrase supposent naturellement un lecteur connivent. Quelques exemples. Toutes les figures du
roman sont déterminées par le discours antisémite. le thème de la France juive ou enjuivée est actualisé par la transformation de Jean-François Des Essarts en Jean-François Levis ; le complot juif est actualisé par Levy-Vendôme, talmudiste et trafiquant, appelant au meurtre des chrétiens et prostituant la femme française. Bien des situations sont prises à contre-pied et littéralement inversées : « Vous êtes juif par conséquent vous n'avez pas le sens des affaires », ou bien amplifiées : « J'eus envie de répondre au proviseur, malheureusement, j'étais juif. Par conséquent : toujours premier en classe ».
La part juive et non juive de l'écrivain se trouvent manifestement réunies dans le personnage de Raphaël Schlemilovitch, juif antijuif et juif collabo. Ces demi-parts semblent être à l'origine de troubles identitaires. « Partout je suis le traitre. Je suis avec des garçons de mon âge, ils ne savent pas que je suis juif … enfin à moitié … alors ils racontent des histoires antisémites … et j'ai envie de les tuer … et quand je suis avec des juifs … ils se plaignent … ils sont trop juifs … vous comprenez … alors j'ai envie de les injurier … ».* le roman refuse avec véhémence la responsabilité d'un quelconque engagement et assume une haine tous azimuts. Aussi en permanence, dans «
La place de l'étoile » sont instituées des équivalences improbables entre le juif, le collabo et le nazi. Quelques exemples. Schlemilovitch veut créer une Waffen-SS juive et il revêt son costume qui lui va à ravir ; il est interné dans un kibboutz et exécuté en pantalon SS par le commandant Bloch lui-même en costume de gestapiste français – les juifs deviennent responsables sous l'uniforme nazi de leur propre extermination ; l'antisémitisme et la Shoah apparaissent comme des problèmes juifs. Il faut noter que le scandale est dans ce cas heureusement neutralisé en faisant fonctionner les paradigmes de la jeunesse et du ludisme, de la judéité et de la colère : « J'étais un vrai jeune homme avec des colères et des passions ». Raphaël Schlemilovitch sous l'étendard de la jeunesse et de la colère peut vendre sans déchoir sa plume à l'extrême droite pour se perdre dans un labyrinthe de passion et de colère judéo-français ; il peut invectiver les goys à gauche et à droite, les accuser d'être des antisémites maladroits (
Brasillach), des négateurs de l'identité juive (
Sartre) ; il peut s'en prendre à Israël dont l'oeuvre de régénération de la race est décrite comme récupération de l'idéal fasciste européen. Tout sera pardonné en cette veille de mai 1968 au jeune écrivain : humour de droite, attachement anti sartrien des Hussards, haine et intolérance …
Modiano est devenu soudain, utilement, avec la parution de "
La place de l'étoile", celui qui se souvient du passé.
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Bernard Pivot, « Demi-juif,
Patrick Modiano affirme : « Céline était un véritable écrivain juif »,
Le Figaro littéraire, 29 avril 1968.