La Durance dans son lit bleu gonfle, ballonne son ventre poisseux, elle monte et monte, ne se cache pas, ne ment pas, ne triche pas, elle s'en va inonder rues et coeurs secs. Une mère crie, hurle, pleure dans l'orage du ciel, son enfant est mort.
Rivière intarissable d'un déluge émotionnel.
Juste quelques secondes sans air, sans oxygène, juste quelques secondes de rien. C'est bleu qu'est né Bastien, enfant privé du premier souffle de la vie.
Bleu la couleur des larmes.
Bleu l'eau qui coule et déborde.
Bleu le ciel qui pleure à genoux.
Bleu tel des ecchymoses lacérant le petit corps de Bastien qui ne grandira pas comme les autres.
Bastien c'est une plante, un végétal, un arbre, un if. Un if à la nuque rompue, cime renversée, prise de vertige. If, « si »en anglais. Autant de si que laisse planer Bastien depuis sa venue au monde.
Adieu gueule d'amour, la Durance pleure. Tu t'en vas pleurer des rivières.
Le chagrin saigne.
La peine est vaine.
Quand la vie s'éteint.
La mort étreint.
Mère inconsolable.
Sylvia.
Des mots accouchés d'un calice, perforés dans un ventre laiteux, vestige de la vie, trou béant du vide.
Des mots extirpés de la souffrance, du manque, de l'absence. Sensibles, bouleversants, à fleur de toi Bastien.
Sisyphe pleure avec toi Sylvia. Il te regarde pousser ta pierre inlassablement sans parvenir à la mouvoir car tu n'as plus de raison d'avancer, de marcher. Tu t'assieds, Sisyphe à tes côtés. Deux anges déchus que la vie a laissés sur le bas côté. À la vie à la mort, gravez les noms des colombes sur la pierre tombale, l'absurdité se plie en quatre pour toi Sylvia, mère esseulée.
Tu t'en vas pleurer des rivières gueule d'amour. La Durance se gorge, se nourrit des larmes des parents orphelins, la Durance n'en finit pas de pleurer des rivières. Va gueule d'amour, va rejoindre la lumière.
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Ce livre m'a beaucoup plu en raison de l'honnêteté du propos et de la sincérité de l'écriture. Il n'est jamais facile de se confronter avec la mort, avec le mort, et avec les survivants où chacun exprime, selon la relation qu'il a eu avec le décédé, un commentaire bien souvent banal ( voir pages 29-31). Comme quoi il n'est pas aisé de formuler des propos intelligents devant l'incompréhensible.
Un livre plein de leçons de vie pour affronter la mort. À lire.
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Premier roman placé par son exergue sous le signe exigeant de René Char, Le Jour où la Durance restitue cette sidération avec une justesse exemplaire.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Les enfants adultes ne peuvent pas le savoir, mais il n’y a rien à faire : leurs joues sont ce bout de chair invariable qui porte encore la courbe émouvante qu’ils avaient à la naissance. Se creusent-elles avec l’âge ? Peu importe, on en reconnaît le toucher, cette peau de fruit qui nous a tant émus, la première caresse, d’un revers de phalange, cette virgule maternelle, ce geste aérien qui creuse pourtant le sillon d’une infinie tendresse.
On se souvient par étapes, par association d’idées, chacun trimbale avec soi une mémoire anarchique. Bastien, lui, trimbale une mémoire archaïque qui fait, depuis sa mort, un boucan de casseroles au cul d’un corbillard.
À trop réfléchir, nos pensées couvrent bien souvent les cris des corps muets qui nous passent sous le nez. Ce sont des ultrasons, les animaux les entendent, pourquoi pas nous ?
Semez donc une graine de concombre, et vous verrez, en l’observant quotidiennement, qu’elle s’étire pareillement à un dormeur perçant le jour.
Mais la psychologue n'écoutait pas les corps, n'entendait rien du mutisme, allait chercher au forceps des mots que Sylvia ne pouvait pas donner... Alors pendant que la psychologue parlait de choc post-traumatique et de la nécessité de parole, Sylvie retournait la terre, le temps et les océans, elle dynamitait des montagnes et entrait dans un monde à l'envers qu'elle avait connu il y a très longtemps. Elle retrouvait les mondes enfouis de son enfance et il aurait fallu beaucoup de silence pour avoir la moindre chance de la suivre jusque-là. p.38
Marion Muller-Colard - Les Grandissants