Mirages de la mémoire est un livre qui permet de découvrir six récits tournant autour du marin créé par Hugo Pratt en 1967. Ces récits sont de belles invitations au voyage, que ce soit sur les mers et océans du globe, qui nous entraînent à Cuba, en Ecosse, en Inde et ailleurs... Ce sont aussi des endroits mythiques qui entraînent les lecteurs, outre dans des voyages, vers des rêves inédits.
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l pleuvait en permanence depuis plusieurs jours, et d’évidence, cela n’avait aucune intention de cesser. Le ciel et la mer ne faisaient désormais plus qu’un, un plan gris coupé en deux par une ligne très fine.
La musique, c’était le crépitement sur la véranda. Parfois, elle changeait de rythme, des fleuves grondaient, des éclairs jaillissaient, des coups de tonnerre, puis tout redevenait régulier et constant, comme avant.
Les feuilles étaient brillantes, elles écoulaient l’eau, distillaient les gouttes, elles se pliaient, s’allongeaient, essayaient de changer quelque chose, et puis tout recommençait.
Corto Maltese se tenait assis dans un fauteuil d’osier, une chaise devant lui, les jambes croisées, les pieds nus luisants de pluie.
Il fumait et regardait ce monde vert et bleu voilé de gris. Il n’y avait rien d’autre à faire que se perdre dans les sentiers de cet humide néant.
Sur la table se trouvaient une bouteille de rhum à moitié vide et un verre contenant une dernière goutte.
Du cigare montait une ligne de fumée qui nourrissait un nuage bleu, ondulant dans la véranda sans nulle intention de sortie.
Sur le canapé, un gecko fixait une araignée dans sa toile. Lui aussi semblait immobile, mais il surveillait l’ennemi.
Rien n’était immobile, tout était suspendu, même le temps. Et la pluie continuait.
Elle avait peut-être décidé d’engloutir Saint Kitts, de l’enfoncer dans la mer. Mais les îles des Caraïbes savent qu’il suffit d’attendre. À la fin, le soleil essuie la pluie, sèche la boue, ranime le vert, les couleurs. Même les marins le savent, il suffit d’attendre.
Et la mer reste là, comme un rappel.
Corto Maltese avait été bloqué dans l’un de ces typhons qui balaient les îles, fracassent les voiles, arrachent le toit des maisons, mais la barque était intacte, à l’abri dans une anse protégée. Ce n’était pas la sienne, mais celle de madame Java, c’est pourquoi il y tenait plus encore. Il pouvait la voir de la véranda. C’était son refuge quand la mer et le vent décidaient de faire tourner les nuages entre la Floride et le golfe du Mexique.
Chaque fois que je viens à Buenos Aires, un voile mouillé de mélancolie me tombe dessus. C’est peut-être la pluie fine de cette grise journée, ou bien la fumée de mes cigarettes. Je ne sais pas d’où elles viennent, je les ai trouvées dans le bateau. Elles sont sèches, l’odeur s’obstine à me tourner autour, m’enveloppant d’un nuage qui se colle à moi et ne semble pas vouloir se disperser au vent. Eh oui, le vent. D’habitude, il m’accompagne, m’entraîne loin, mais depuis quelques jours il a disparu, et me contraint à l’immobilité.
Parfois, ma mer fait ça. Elle se fige, et les marins le sentent. Ils restent muets, indolents, et pendant ce temps, raclent le fond de leurs pensées. Tout se bloque, même l’envie de parler. S’abat alors un silence étrange, surnaturel. Nul remous, nul froissement de voile ou grincement de gréements. Et l’eau même devient plus bleue.
Moi, je voulais seulement rentrer. Il n’y avait pas de vrai motif, mais c’est sûr, je ne voulais pas rester.
" Il n'y a pas de meilleure matière à rêver qu'une carte "
Robert Louis Stevenson
[Robart Kee p. 75 Casterman]
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