Après les couloirs sinueux de «
l'étrange bibliothèque », «
Sommeil », m'a fait voyager dans un autre monde labyrinthique, celui des nuits sans
sommeil.
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Haruki Murakami n'a pas son pareil pour décrire un quotidien banal et mélancolique traversé d'étrangeté, de surréalisme et de mystère.
Ici, il raconte l'histoire d'une jeune trentenaire qui pour une raison inexpliquée, va vivre une expérience insolite : à la suite d'un rêve étrange, elle cesse tout simplement de dormir.
« Je me suis réveillée brusquement, en sursaut, comme si quelque chose m'avait arrachée au
sommeil à l'instant le plus dangereux, le plus effrayant du rêve, au point de non-retour… comme si j'étais allongée, seule, au fond d'une grotte. »
Elle va restée éveillée pendant dix-sept jours et dix-sept nuits.
Sans jamais ressentir le manque de
sommeil.
Sans que jamais personne ne s'en rende compte. Ni son mari, ni son fils.
La dix-septième nuit marquera une fin. Mais laquelle ?
Sans même s'en rendre compte, je me suis laissée surprendre et piéger dans la toile narrative que l'auteur tisse avec finesse et élégance.
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Sa vie quotidienne est d'une monotonie affligeante et d'une solitude extrême : en journée, cette femme au foyer vaque à ses occupations familiales. Mais pendant ses nuits blanches, alors que tout sa famille dort, elle retrouve les plaisirs simples d'autrefois : elle se verse un verre de cognac, mange du chocolat tout en lisant et relisant Anna Karénine.
"… désormais tout ce temps m'appartenait. À moi et à personne d'autre. Rien qu'à moi. Et je pouvais l'utiliser comme je l'entendais. Personne ne viendrait me déranger. C'était un agrandissement de ma vie. Ma vie s'était agrandie d'un tiers."
Les seuls moments où elle semble revenir à la réalité est lorsqu'elle regarde son mari et son enfant dormir. C'est alors qu'elle se rend compte de l'enfermement dans lequel elle a doucement glissé au fil des années.
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Haruki Murakami a sûrement dû se documenter sur le
sommeil et le rêve.
Il exploite superbement leur fonction défensive et leur rôle de régulateur : il décrit d'une façon subtile les conflits intérieurs de la jeune femme qui s'est perdue dans une vie maritale insipide et insatisfaisante, faisant ressortir ses peurs, ses angoisses et ses désirs.
L'auteur évoque les expériences menées par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, privant de
sommeil les prisonniers pour en voir les effets. Pourtant l'absence de
sommeil n'inquiète pas la jeune femme et ne semble pas peser sur sa santé physique et mentale.
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Tout doucement enchaînée à cette histoire et cet univers complexe dans lequel il est facile de s'égarer, je me suis interrogée sur le sens de ce texte avant d'écrire ce billet. Car, en plongeant dans les mécanismes du rêve, l'auteur nous entraîne dans son langage onirique et symbolique. Il nous invite également à réfléchir sur la nature de la réalité et du rêve, de la conscience et de l'inconscient, des conflits intimes et de l'harmonie entre le corps et l'esprit.
Le mystère qui entoure ces nuits blanches étend le champ des interprétations possibles. La fin ouverte et totalement inexpliquée m'a frustrée, mais après mûre réflexion, je trouve qu'elle laisse les lecteurs libres d'interpréter à leur façon les dernières pages de ce récit.
« Comme une série de boîtes, chaque monde en contenait un autre plus petit, et ainsi à l'infini. Et, tous ensemble, ces mondes formaient un univers entier, et cet univers était là, attendant d'être découvert par le lecteur. »
Sommes-nous dans les rêves et l'inconscient de la jeune femme, l'auteur décortiquant ses peurs les plus intimes ?
Sommes-nous au contraire dans une réalité qui se fragilise et se fendille, s'efface lentement et disparaît, l'auteur nous emportant aux frontières de la raison ?
Est-elle insomniaque ? Ou bien, vit-elle dans un rêve éveillé ?
En connaissant le destin d'Anna Karénine, faut-il voir dans le choix de ce roman un autre message, une nouvelle piste de réflexion ?
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J'aime les beaux livres, j'y suis très sensible.
Les éditeurs ont porté une attention particulière à l'objet-livre. En effet, le récit est enrichi des magnifiques illustrations aux couleurs sombres et argentées de
Kat Menschik. Elles sont à l'image du texte, poétiques et oniriques, chargées de symboles, totalement en symbiose avec l'écriture et l'atmosphère irréelle, sombre et envoûtante de cette nouvelle.
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Pour conclure, même si l'épilogue m'a au départ déstabilisée et même un peu déçue, je suis à nouveau charmée par le monde instable, flottant et métaphorique de
Haruki Murakami : l'auteur laisse en effet des portes ouvertes pour que le lecteur puisse parcourir les sinuosités et les recoins de l'âme humaine tout en redessinant à sa guise la réalité qui échappe à toute logique.
Une nouvelle de 80 pages surprenante à découvrir … par une nuit d'insomnie.