Essais à la troisième personne

André et François Clouet s’accoudèrent sur la terrasse du Grand Hôtel. Les têtes des derniers nageurs sautaient à la surface de l’eau, comme les lièges des filets de pêche ; au fond de l’avenue les villas tournées vers l’ouest attendaient le coucher du soleil, toutes les fenêtres ouvertes, et l’heure d’allumer les lampes. Des automobiles passaient sur le boulevard verni, planté de promeneurs décoratifs. François était porté à l’indulgence, au pardon. Il était délié, épanoui dans une belle soirée.

Mais en bas de la terrasse, une jeune fille passa et leur cria bonsoir. André dit, avec ce ton assuré qui engage les incertains aux yeux des autres et à leurs yeux :
« Je suis décidé, j’épouserai Anne. »
François hésita et répondit :
« C’est une idée. Pourquoi ne l’épouserais-tu pas ? »
Il ajouta, regardant comme des objets absolument nouveaux de front :
« Je crois qu’Anne a au moins un mètre soixante-cinq. » La première phrase venue cache sa colère. Car la fureur le possède tout entier, sa tranquillité en est dispersée comme un nuage. Il y a dans le monde, à la place la plus rapprochée, un être à haïr, un homme à supprimer. Il sait tout d’un coup qu’il le hait. Il reconnaît la haine nourrie en secret depuis son enfance, qui l’étouffe soudain et le plie en avant, comme une crampe, comme un coup à la pointe des côtes. Il nomme enfin, pour la première fois, la gêne, l’inquiétude qu’il a toujours ressenties en présence de son frère. C’est assez de les avoir nommées pour en être délivré. Il est guéri d’une maladie, purifié, comme un catholique scrupuleux après la confession. Depuis dix ans, chacun des gestes d’André, de ses discours qu’il faisait amples et assurés, chacune de ses cravates avaient été une offense, car ils étaient exactement le contraire du geste que François aurait fait, des paroles qu’il aurait dites avec un grand soin de justesse, d’exactitude, des cravates qu’il auraient choisies.