Attention, chef d'oeuvre ! Dès que je suis enthousiaste, je prodigue un peu trop ce qualificatif .
Mais enfin d'est e que j'ai lu de plus fort depuis « le rapas annuel de la confrérie des fossoyeurs » de
Mathias Enard ; si certains d'entre vous ont lu le billet que j'ai consacré à ce livre, ils savent tout le bien que j'en pense ;
Certains critiques ont comparé Jean à
Houellebecq ; ce n'est pas faux ; le même désespoir tranquille, le même abattement devant ce qui reste de notre civilisation ; mais ils l'expriment dans un mode différent. Pour Patrice jean, la situation est désesprée, mais ce n'est peut-être pas si grave.
On a aussi comparé «
la poursuite de l'idéal » à « l'éducation sentimentale ». Là, je ne suis pas d'accord ; certes, dans l'un comme dans l'autre, un jeune homme est confronté aux aléas de la vie, mais ce n'est pas le même jeune homme : Cyrille est beaucoup plus intelligent que frédéric, qui est, avouons-le, un imbécile ; cen'est pas la même époque : Fabrice se confronte à des évènements réels tels que la révolution de 48, Cyrille traverse les guerres pichrocolines de l'intelligentia ; ce n'est pas le même contexte : Frédéric est cerné par des crapules, l'abominable Mme Arnoult la première, qui ne songent qu'à l'exploiter ; les gens que cotoient Cyrille sont généralement bienveillants, à quelques exceptions près.
J'aurais plutôt fait de «
la poursuite de l'idéal » un roman picaresque, j'avais pensé à Candide, mais l'analogie n'est pas bonne.
Bref, c'est un livre original.
Le sujet ? Un « simple jeune homme » (ce qui n'est pas la même chose qu'un jeune homme simple) comme le Hans Castorp de « la montagne magique » essaie de se faire une place dans notre société. Il a fait de bonnes études littéraires, mais qui ne le préparent à rien. Tel Lucien de Rubempré, il rêve de journalisme, de poésie. Heureusement son bon génie, son ami Ambroise d'Héricourt, veille sur lui et le repêche régulièrement ; il commence par de petits boulots, puis son entourage lui permet d'accéder à un poste au Ministère de la culture, où il participe à la création d'un « musée de la littérature française » sous l'égide du dernier intellectuel français, Jean Trézenik, qui deviendra son mentor. Mais il est chassé de partout par la montée de la Secte, du politiquement correct, du Woke, de la Cancel Culture, l'irrésistible marée de la stupidité, et par sa némésis personnelle, le monstrueux sociologue Pierre Beauséjour, pape de la nouvelle intelligentsia, sorte de Bourdieu mâtiné de
Lacan, agressif et méchant comme un Geffroy de Lagasnerie. Cyrille a eu le malheur de l'indisposer alors qu'il l'interviewait pour le compte d'un webmagasine catholique traditionnaliste, lui qui n'est même pas croyant mais a suivi là une fille dont il est amoureux, alors qu'elle n'est même pas son type e se donnera à un autre.
Mais en attendant il a offensé le maître par une question même pas mal intentionnée, et sa vindicte le poursuivra partout. Même aux Affaires Culturelles, protégé par le statut de la fonction publique, il se heurtera à la Secte : quelle outrecuidance qu'un musée de la littérature française ! Quel outrage aux littératures non-européennes, noires, musulmanes, féministes, LGBT !
Le musée est détruit par de nouveaux vandales.
Opportunément le bon Ambroise avait trouvé à Cyrille un emploi dans une société U&J, spécialisée dans la conception de de séries télévisées que Cyrille hésitait à l'accepter ; la destruction du musée le pousse dans les bras de la culture télévisuelle ; et là, il le sent bien ! Il brille dans son travail, tout le monde l'aime, et il gagne enfin de l'argent.
Mais finalement...Je ne suis pas sûr d'aimer la fin, mais je ne vais pas vous la divulgacher. (excellent mot québécois pour remplacer spoiler)
Il y a quelque chose de paradoxal dans l'odyssée de Cyrille : il est un défenseur acharné de la culture classique.
Mais il est rejeté par la secte, les tenants de la culture nouvelle (si l'on peut dire)
Et les seuls gens honnêtes sont les gens que la culture n'a pas atteint ; la culture classique ne les intéresse pas, ceux qui veulent la déconstruire encore moins.
Brave Beaudouin, commercial obsédé sexuel qui prend Cyrille en amitié !
Brave Sylvain, diplômé d'une école de commerce, moine-soldat de la vente des cuisines et des canapés !
Sublime Michel Pageot, syndicaliste CGT, dernier paladin de la classe ouvrière, qui échoue lamentablement dans ses luttes !
Honnêtes créatifs de la société U&J !
Mais finalement, ces gens-là et leurs semblables, cela fait beaucoup de monde. Beaucoup de monde qui n'a rien à faire du politiquement correct. Beaucoup de monde qu'on ne trainerait pas manifester contre un musée de la littérature française.
Evidemment c'est à dessein que
Patrice Jean forcele trait et exagère la capacité de nuisance de la secte, qui, pour le moment, ne pourrait guère mobiliser en dehors des départements de « sciences » humaines des universités ; pour le moment.
Selon l'interprétation d'
Anthony Burgess,
George Orwell a écrit «
1984 » pour exorciser le futur qu'il décrivait. Il a réussi.
Souhaitons bonne chance à
Patrice Jean.
PS. J'ai connu ce livre (et par raccroc les autres ouvrages de l'auteur) par une critique favorable de Télérama ; ils n'ont pas dû trop bien le lire
PPS. Nonobstant, je suis un fidèle abonné de Télérama