Quand on se sent incapable d’une pensée digne de ce nom, il reste l’observation : voici ce que m’apprit l’amour des oiseaux.
Mon père disait qu'il n'avait jamais eu de poste aussi passionnant que cette jeune démocratie. Ma mère partageait sa fascination. Ma sœur et moi, nous avions honte de ne rien éprouver de positif.
A une heure de voiture de la capitale, des religieuses belges créèrent une léproserie appelée Jalchatra. Nos parents s'enthousiasmèrent pour le projet. Nous y allâmes trois week-ends par mois.
- Est-ce que je peux emporter Sirocco ?
- Un canari n'a pas sa place dans une léproserie, répondit mon père.
Jalchatra était un antique couvent délabré en pleine jungle. Ni électricité, ni eau courante. Les lépreux y affluaient du pays entier. Dès notre arrivée, Juliette et moi comprîmes qu'il s'agissait de l'antichambre de l'enfer. Tandis que nos parents mettaient la main à la pâte en débarquant du matériel médical et en recevant des malades, nous nous éloignâmes dans la jungle. Des nuées de moustiques nous y attendaient.
- Je rentre, déclara Juliette.
Rentrer suppose un chez-soi. Je voulus voir ce que ma sœur nommait ainsi. A proximité de Jalchatra, elle s'assit sur une souche et commença à lire.
Je repris, seule, mon exploration. Dans la file des lépreux, il y avait un homme qui n'avait pas de nez. A la place, un vaste trou béait. Quand il parlait, on voyait la cervelle remuer. "N'oublie pas que le langage, c'est ça", me dis-je.
Sœur Marie-Paule, soixante ans, dirigeait ce dispensaire avec énergie. Elle ne tarda pas à être assistée de deux religieuses flamandes, sœur Lies et sœur Leen, qui n'avaient pas trente ans et étaient obèses. Cette équipe de choc accomplissait des miracles.
On dormait à Jalchatra dans des cellules aussi exiguës qu'obscures. Les ténèbres n'empêchaient pas complètement de voir les araignées.
Juliette et moi partagions la même cellule. Pour aller aux toilettes la nuit, nous nous escortions l'une l'autre, pour porter la bougie, à tour de rôle. Il s'agissait de ne pas tomber dans le trou qui faisait office de lieu d'aisances. Nous regagnions ensuite notre cubicule, nous demandant de quel crime cette épreuve constituait l'expiation.
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Je continuai à écrire à tire-d'aile. Chaque manuscrit constituait une migration inconnue : je ne savais pas où j'allais, je découvrais l'itinéraire en chemin.Plus j'écrivais, plus j'avais l'impression de procéder à une gigantesque cartographie de l'univers aviaire. Je me laissais porter par tel ou tel vent pour découvrir les courants. Il s'agissait de ne pas se laisser piéger par des considérations ineptes telles que la signification, le message, ou le symbole.
Le silence est polysémique. Il en est d'amoureux comme il en est d'hostiles.
Le psychopompe est celui pour qui la mort n'est pas la cessation du mouvement. Le mort, comme le vivant, à encore du chemin à parcourir.
Désormais, écrire, ce serait voler. Je ne suggère pas que me lire soit un exercice d'altitude, je sais que quand j'atteins mon écriture, je vole. Mon rêve prit sens. Oui, j'avais découvert la gymnastique qui permettrait de s'envoler: il s'agit de se positionner d'une manière particulière à l'intérieur de soi, de saisir le bon angle et la juste distance et de se précipiter.
Au-delà de la pique, la fillette levait un lièvre: pourquoi avons-nous l'impression qu'un oiseau chante sous l'impulsion de la joie? On peut très bien chanter sous l'effet du désespoir, voire de la souffrance.
Ecrire est le désir le plus haut, à l'égal de voler.
Quand on se sent incapable d’une pensée digne de ce nom, il reste l’observation : voici ce que m’apprît l’amour des oiseaux
Dira-t-on jamais assez la jouissance de l'engoulevent? Il se jette dans le vent comme dans la volupté; tour à tour il le contre puis lui obéit puis l'étonne puis s'offre, il est l'amant génial du courant d'air.