CHALLENGE MULTI-DEFIS 2022
Les Tendres Plaintes –
Yôko Ogawa(
Actes Sud, collection Babel)****
ITEM 92 – lecture commune avec berni, hundreddreams, prisca et pirouette
Une rencontre comme un cadeau, rare, délicate comme un clavecin.
Temps présent et temps passé et entre les deux des ruptures : celle de Ruriko que le mariage a blessé son corps et son âme, celle de Nitta, qui ne pouvant plus jouer du clavecin le fabrique, lui donne naissance, crée son corps, et celle de Kaorou sa jeune apprentie. Il y a aussi Dona, le chien aveugle et sourd, expressif et tellement présent.
Des souvenirs reviennent comme appelés par des instants, des gestes, des sensations, des états d'âme entre raisonnement et envol "c'est un travail étrange de calligraphier la vie de quelqu'un" .
Ruriko quitte un mariage qui lui fait mal et se réfugie, comme dans un abri, dans le chalet familial, et là elle fait la rencontre de la maisonnée clavecin.
Roman à la première personne, raconté comme une mémoire, un défilé de moments et de questions toutes voilées, brumeuses, incertaines, comme un signe de main qui dit adieu.
Des liens se créent sur fond de fêlures et de ruptures. Les liens sont fragiles, les fêlures restent. Elles sont même mises en évidence, magnifiées par de la poudre d'or précieuse : le clavecin la musique la création. Et le corps, tous ses sens éveillés, se sent revivre « Ce sont
les Tendres plaintes de
Jean Philippe Rameau, murmura Nitta à mon oreille. Son souffle caressa mon lobe. ...Le désir d'être touchée… dans tous les recoins de mon corps, de chaque cil jusqu'à mes replis les plus profonds, jaillissait de ma poitrine. »
Le clavecin, le personnage du roman et quatre vies autour de lui. Il apaise et sublime des blessures, exalte la nuit profonde des corps, crée des rencontres, transforme, panse, soulage, maintient en vie. le clavecin lien et respiration. « Ses doigts remuaient si doucement qu'ils donnaient l'impression d'avoir peur. Comme s'il jouait sur mon corps au lieu de toucher un clavier. Sous les yeux du clavecin. »
En fond de toile, la calligraphie patiente, attend que la respiration retrouve son rythme et l'instant présent.
La plume de
Yôko Ogawa touche le corps et nous transmet sa vibrante sensualité, le corps du clavecin prend vie sous les mains magiques de Nitta, le corps de Ruriko s'éveille dans tous ses pores, s'abandonne. Dialogues muets et fragiles.
La grâce vient et puis elle ne vient plus. Des facteurs infiniment délicats, comme des états d'âme trop raisonnés, trop coupés peuvent l'éteindre, comme, peut être, pour rendre un impossible souffle, un impossible lien.
C'est ma première rencontre avec cette auteure et j'espérais trouver un autre style, surtout quand le titre est
Les tendres plaintes. Je l'ai trouvé par endroits un peu sec, un peu gauche, avec des répétitions fréquentes de mots, pronoms, verbes au même temps qui étouffent une poésie à peine germée lui arrêtant ainsi l'envol.
Mais les ouvertures sont là pour imaginer et rêver. « Nous avons joint nos lèvres. La couverture est tombée une deuxième fois. Il y a eu un bruit de chaises ébranlées. Ce fut un baiser calme. Un baiser qui a réchauffé discrètement les ténèbres derrières nos paupières »
Lecture découverte, dont le parcours s'est fait dans l'attente d'un tissage métaphorique entre les encres, le clavecin, le vécu et la psychologie de Ruriko, les liens qui se créent entre les trois, sans clous sans vis et sans marteau (comme l'assemblage du clavecin). J'ai trouvé beaucoup de déchirures chez Ruriko et, comme pour combler le vide qui la dessèche, elle nourrit un fort besoin de posséder un amour qui lui a manqué. Désir sans retour, et les pièces ne s'assemblent pas.
Mais ce style rend bien le poids du vide qui pèse sur Ruriko , les morceaux incollables de sa vie, un assemblage qui n'est plus possible.
Il y a des perfections qui sont demandées rares et très fragiles, une faille peut les tuer et la hache de Nitta donne le coup de grâce à un clavecin inutilisable. Douleur, violence, triste et magnifique.
Histoire de grande beauté et profondeur.
La calligraphie est une technique et une création, une vibration de l'instant, dans ce roman elle est juste technique. J'attendais un développement entre calligraphie, lettres, nom, émotion, l'unique trait du pinceau…
La calligraphie de Ruriko, n'est pas émotion c'est une maîtrise presque parfaite, sauf quand elle écrit le nom de Nitta, là elle est un lien visible et secret « tout en écoutant le vent, j'écrivais plein de "Y.NITTA" . »
Le style tantôt sec (la traduction y est-elle pour quelque chose ?), tantôt sensuel, gracieux et fluide accompagne les personnages, crée une atmosphère et un jeu de miroirs entre l'attendu, le ressenti, le révélé, dans la rencontre des cinq : Ruriko, Nitta, Kaoru, Dana le chien aveugle et sourd (magnifique image) et le clavecin, tous d'une fragilité émouvante, tous portant leurs cassures.
Les états d'âme de Ruriko trop raisonnés, trop coupés arrivent souvent comme, peut être, pour rendre la fêlure toujours présente. Brisure qui reste… et cache des moments de pure bonheur et ça c'est précieux.
La lumière du bois autour « qui parvenait jusqu'au sol humide était fragile. »