Il arrive parfois que l'écrivain (de romans policiers) s'aperçoive que, dans son domaine propre, l'universalité n'existe pas toute faite et qu'elle est encore à refaire. Il arrive parfois qu'il soit aussi le contempteur aventuré de la société dans laquelle il vit, le gardien hasardeux de fins fondamentales, le défenseur de l'opprimé contre l'hégémonie et contre l'opportunisme des appareils. Mais, l'activité de créateur, telle qu'elle transparait dans les pages de «
L'eau de toutes parts », semble être et ne pas être de cet ordre-là. Et si la beauté de son oeuvre s'y dévoile, elle semble n'impliquer nullement la remise en cause partisane, systématique et banalement occidentale de la société cubaine.
Leonardo Padura est quelqu'un qui dans ses romans prend résolument les vies communes auxquelles il participe comme matériaux. le quartier de Mantilla et ses habitants, la maison familiale qu'il n'a jamais quittée, sont pour lui les plus significatifs de la Havane. Il prend ainsi le risque, dans un pays au régime autoritaire où il est tellement question de masses ou de peuple et si peu d'individus, de parler de la vie quotidienne des gens. Ces trente dernières années, le père de Mario Conde les a consacrées, avec d'autres écrivains de sa génération, à la déconstruction de sa ville, aux ruines matérielles et aux pertes morales de la Havane reflétées dans son architecture. Sous sa plume, ces vies communes-là, dans cette architecture-là ont indéniablement une grande densité, elles ne se résument jamais au seuls signifiés de prises de position tranchées ou d'analyse socio-politiques, elles débordent de sens et fluent, elles vaquent et imposent leur présence. C'est sans aucun doute ce qui a fait la formidable réussite du cycle «
Les Quatre Saisons ».
Si l'écrivain adopte dans son oeuvre le mode de vie courant, populaire des existences communes ce n'est pas qu'il transmet du savoir ou de l'analyse mais c'est, au contraire, qu'aussi il n'en transmet pas. La Havane aujourd'hui avec son sens grandiose et tragique de la démesure, tiraillée entre ses extrêmes, affiche d'insolentes richesses et devient chaque jour un peu plus étrangère et lointaine au vieux Leonardo Padura. La Havane des éternels espoirs déçus et des perpétuelles angoisses d'un quotidien difficile, si elle est plus grande, plus populaire, plus réelle, plus cubaine que la précédente, si elle est plus attachante, plus indifférente et plus hostile aussi, n'est pourtant pas moins étrangère et lointaine à l'écrivain cubain. le plus objectif des auteurs souhaite être une présence invisible mais sentie dans ses livres. Leonardo Padura est dans ses romans, sans explication, cette ville vécue contradictoirement. le reggaeton havanais lascif, aliénant, étourdissant et violent, en place de la musique propagandiste latino, y crie maintenant par les fenêtres. le football mondialiste a supplanté de baseball où se retrouvaient sur un terrain de sport le rêve cubain : musique, culture, société et politique. Les verbes du quotidien cubain, ceux du manque et de l'enfermement ordinaires, ceux qui expriment le mieux l'habileté à survivre avec ses illégalismes, sont désormais : lutter, inventer, résoudre.
Le plus subjectif des auteurs, livre nécessairement la présence du monde. Et Cuba, qui maintient toujours sa condition d'État socialiste, est sans doute un pays plus grand que sa géographie. Leonardo Padura sur cette île, avec travaux agricole, récolte de la canne à sucre, préparation militaire et marxisme intensif, a grandi durant l'exaltante première décennie révolutionnaire. Il est entré dans l'âge adulte au cours des années 1970, une époque de grande solidarité internationaliste qui l'a conduit en Angola. Après beaucoup de sacrifice, d'étude, de travail mais aussi d'obscures obéissances et d'aveugles illusions, l'ascension du pas encore célèbre écrivain s'est révélée être un interminable faux plat gravit à petite vitesse. le passage d'une revue culturelle à un quotidien du soir pour cause de « nécessaire purification » idéologique dans les années 1980 constituaient pourtant pour lui que les prolégomènes de la vertigineuse descente des années 1990. Avec la chute du mur et la longiligne crise cubaine, le pays s'est mit à changer, le présent à s'éloigner de l'avenir de consommation et d'égalité fantasmé. le non savoir silencieux que Leonardo Padura communique, c'est donc dans tous les cas cette incontournable subjectivité là. Défendre ou dénoncer la politique ne le définissent certainement pas.
Ce qui occupe le premier plan, c'est son travail littéraire. Leonardo Padura ne se connait pas, il est le produit tout entier de la société qu'il décrit et regarde. Il ne peut voir le monde devant lui que si le monde l'a constitué voyant par derrière. Il est inséré irrémédiablement dans le monde cubain et ses écrits sont le type même de l'universel singulier : singularité de son être, universalité de sa visée ou, inversement, universalité de son être et singularité de sa visée. L'écrivain utilise donc sa vie commune pour produire un objet double, un objet singulier et universel. Il écrit des romans pour dire quelque chose d'universel de la perversion de ses idéaux égalitaires et des sources de son identité cubaine. Il écrit des romans pour dire quelque chose de singulier de sa vie et de la vie des autres. L'écriture de ses romans policiers est pour cela toujours un exercice esthétique plus complexe et plus responsable qu'il n'y parait. L'auteur s'y livre à une recherche poussée des circonstances contextuelles, sociétales et historiques. Dans ses polars, il crée un style très personnel, il soigne la structure du récit et il donne une vraie épaisseur aux personnages. Son héros Mario Conde, l'anti policier, le policier littéraire est de la même génération que l'auteur, il est originaire d'un quartier semblable au sien. L'enquêteur révèle une affaire mais il met aussi à jour les zones d'ombre de la réalité cubaine. Il dévoile la vie cubaine dans ses évolutions-involutions. Il formule depuis trente ans inlassablement les incertitudes, les craintes qui accompagnent toute sa génération. Il dit son désenchantement, ses échecs personnels, son incapacité à s'insérer dans un monde aux exigences économiques et morales différentes des siennes.
Ce qui fait la littérature, c'est donc d'être dans le monde, non pas tant que le monde est approché de l'extérieur mais en tant qu'il est intériorisé par l'écrivain. Et ce qui est son sujet, c'est l'unité du monde sans cesse remise en question par le double mouvement de l'intériorisation et de l'extériorisation. Leonardo Padura veut pouvoir « marcher le soir sur le Malecon (parapet qui longe la limite nord de la havane face au golfe du Mexique), s'assoir sur son mur tourné vers la ville pour observer la vie ; ou s'assoir sur son mur tourné vers la mer pour se voir lui-même ». Il veut comprendre pourquoi, à travers son expérience propre, les habitants de l'île ont décidé d'être cubains, de se comporter comme tels malgré les aspirations dévorantes du maternel empire colonial et malgré les attitudes étouffantes des Empires nord-américains et soviétiques. Il veut, après les grands devanciers que sont Domingo del Monte,
Cirilo Villaverde,
José María Heredia,
José Martí,
Alejo Carpentier ou
Virgilio Pinera, avoir une meilleure compréhension de la nation cubaine à laquelle il appartient. Il veut à toutes fins créer une image possible du pays et de « la maudite circonstance de
l'eau de toutes parts ». Il veut enfin témoigner des conséquences dramatiques endurées par l'homme quand il exerce sa liberté. L'écrivain en effet n'a pas fondamentalement pour but de communiquer du savoir ou de l'analyse, il ne témoigne que de son être propre et il donne à voir, à travers lui, la condition humaine comme être dans le monde. Simultanément ainsi, il objective et subjective. La beauté de l'oeuvre de Leonardo Padura n'est autre que la condition humaine produite par la liberté créatrice de l'auteur.
Leonardo Padura ne cesse de le répéter à son lecteur, ce qui est extraordinaire, c'est qu'un écrivain cubain quitte son île ; ce qui est extraordinaire ce sont les causes qui le conduisent à cette décision. Il semble que l'accumulation de particularités, d'originalités voire de difficultés, de carences puissent fonctionner au contraire comme un puissant aimant capable d'attirer de nombreux créateurs cubains vers leur géographie, leur culture et leur présent. Leonardo Padura est de ceux-là qui restent sur leur formidable île. Cuba est un pays sans aucun doute plus grand que sa géographie, un pays où la culture, la politique, le sport ont un écho universel ; un pays où les gens peuvent se battre pour acheter un livre, entrer dans un cinéma ; un pays où les spectacles de ballet font salle comble. La traumatisante et séculaire circonstance de
l'eau de toutes parts, qui donne son titre à l'ouvrage, y génère sans conteste un puissant sentiment d'appartenance de ses habitants qui favorise un développement culturel exceptionnel. L'oeuvre de de Leonardo Padura s'adressera à la créativité du lecteur qui la recomposera par sa lecture et saisira ainsi son propre être dans le monde comme s'il était le produit de sa liberté. Elle est la vie qui s'adresse à la liberté. Elle invite le lecteur à assurer sa propre vie en tant qu'elle exige de lui l'effort esthétique de la recomposer comme unité paradoxale de la singularité et de l'universalité. le lecteur occidental qui prend bonne note en lisant «
La transparence du temps », «
L'Homme qui aimait les chiens » ou bien «
Hérétiques » du pour ou du contre de la révolution cubaine n'est peut-être qu'un dactylographe étranger à lui-même et aux autres ?