La main de Danilo la dénuda lentement, et après un instant d'étonnement, alors qu'elle sentait qu'elle allait résister machinalement à la curiosité de la clarté matinale, elle resta calme, attendant elle-même la signification de cette nouvelle découverte. Il était plein de recueillement et d'attention, comme devant une statue couchée et recouverte d'un drap, dont il allait calmement et posément révéler le secret. Les vagues écumeuses pouvaient à nouveau se lever dans les arrière-fonds, perçut-elle, elle voulait maintenant suivre le cheminement de ses mains avec une calme résistance. Ses mains accompagnaient les courbes de son corps, les effleurant de la pointe des doigts et des paumes, puis s'en allaient, détachées, proches et distantes à la fois.
Dans l'eau du canal flottaient les sphères vertes et lisses des pastèques, leurs peaux rognées. Les pastèques avaient des blessures rose clair, alors que leurs peaux en demi-lune, mangées jusqu'à leur partie verte, ressemblaient à de grandes mâchoires édentées. Tout autour dérivaient des casiers à moitié immergés, qui attendaient paisiblement le moment où leur pourriture rendrait l'eau encore plus épaisse. L'eau d'ici n'avait rien de celle, légèrement bleue, du début du canal ; ici, elle ressemblait à une liqueur verte sur laquelle reposaient des barques immobiles. De temps en temps seulement venait de la mer un léger frémissement, qui se transmettait de vague en vague et émettait un chuchotement à peine audible sous les quilles des barques. Il y avait d'autant plus de vie sur la berge. Des hommes du Midi, basanés, pieds nus, se tenaient derrière des pyramides de fruits comme derrière des tranchées vert foncé, agitant des couteaux et se battant contre d'invisibles attaquants qui les auraient réveillés de leur pénible sommeil. Avec hargne ils vantaient en criant la couleur et la douceur de leurs pastèques.
Ce qu'il y a, c'est qu'à l'époque nous n'avions pas conscience de cet état de choses ; c'est seulement plus tard que nous nous sommes rendu compte que jusqu'à la fin de la Première Guerre nous étions dans un tunnel sombre, et quand nous avons cru sortir du tunnel autrichien pour trouver enfin le soleil, alors a commencé un autre tunnel, bien plus noir. Prendre conscience de ces faits a enlevé toute valeur à ces abris de pierre, à ces feux et à ces hippocampes que la marée se déposait sur le sable en se retirant.
Teaser 4'23" de "Boris Pahor,portrait d'un homme libre", un film de Fabienne Issartel