Mevlut a 25 ans quand, avec l'aide d'un de ses cousins, il enlève celle qui sera l'amour de sa vie. Trois ans plus tôt il avait croisé le regard d'une belle jeune femme lors d'un mariage. Pendant trois ans il va lui écrire des lettres pour lui déclarer sa flamme, sans que la destinatrice ne réponde jamais. Mais persuadé que le père s'opposera à ce que sa fille cadette épouse un vendeur de yaourts d'Istanbul, il n'a d'autres choix que de l'enlever.
Cette histoire d'amour est le fil conducteur du livre du
Prix Nobel de littérature Ohran Pamuk. Au même titre que la « boza », boisson à base de produit lacté (et légèrement alcoolisée) que Mevlut vendra dans les rues stambouliotes jusqu'en 2012.
De 1969 à 2012 «
Cette chose étrange en moi » nous raconte la vie de Mevlut, représentative de celle ces Anatoliens qui quittèrent la misère de leurs montagnes espérant trouver à Istanbul une vie meilleure.
Mevlut est encore un enfant quand il quitte son village d'Anatolie Centrale pour suivre son père à Istanbul. Comme beaucoup de membres de sa famille, de voisins ou de villageois. Sa mère et ses soeurs quant à elles, choisiront de rester au village.
A travers l'histoire de Mevlut c'est l'histoire d'une ville (et d'un pays) que nous voyons évoluer sur plus de 4 décennies. Sur ses pas dans les rues de la ville, grâce aux descriptions très détaillées d'Orhan Pamuk nous voyons les bidonvilles des collines qui surplombent la vieille ville se transformer, grossir, se moderniser, être progressivement englobés dans la ville. Nous vivons l'évolution de la société turque et de ces migrants de l'intérieur : la débrouille, les petits métiers qui disparaissent petit à petit, l'urbanisation croissante, l'arrivée de l'électricité et de la spéculation immobilière, les regroupements par affinité communautaire, l'entraide ou l'exploitation, les chiens errants, la vie politique ou religieuse, les traditions (Anatoliennes et Stambouliotes), l'islamisation.
Le récit commence avec un narrateur, regard extérieur, qui nous raconte le destin du personnage principal. Puis arrivent d'autres voix : celle sur père, du cousin, de la mère, de l'épouse, du meilleur ami, puis une multitude de personnages qui sont les témoins de la vie de Mevlut et qui vont s'adresser au lecteur à la première personne, livrant leurs émotions, leur version, leur vérité ou leurs mensonges. Des voix comme l'expression des antagonismes omniprésents : entre les deux familles, les deux collines, entre sunnites et alevis, entre Kurdes et grecs, entre régions, entre campagne et ville.
Les chapitres sont relativement courts. le ton simple des récits, des témoignages nous place dans une grande proximité avec les personnages. Comment ne pas aimer Mevlut, homme bon que la plupart trouvent naïf parce qu'il ne vit pas pour l'argent, qu'il se satisfait du bonheur d'une vie familiale simple, parce qu'il fuit les complications. Cette vie empreinte d'une spiritualité parfois minimaliste mais guidée par la volonté de ne nuire à personne d'un homme qui s'interroge constamment sur le bien et le mal. Chaque personnage qui s'exprime livre un peu de l'âme de ces populations qui ont construit la Turquie moderne.
Un roman prenant, touchant, émouvant, passionnant.