Qu'il est loin le temps d'
Evliya Celebi, l'auteur du Livre des voyages, pour qui la vie et ses plaisirs paraissaient simples. Rien ne l'est plus pour les personnages que l'on rencontre dans ce roman d'
Orhan Pamuk, jeunes et vieux Turcs au contact de la modernité dans un pays qui se pose encore la question si ce choix, fait au début du vingtième siècle, est le bon. le cadre semble pourtant idyllique : une bourgade de bord de mer, ancien village de pêcheurs devenu station balnéaire, à quelques encablures d'Istanbul, et qui porte le nom presque antinomique de Fort-Paradis.
Le roman, polyphonique, donne voix à des personnages qui, tout en étant du commun, représentent la société turque et les tensions qui la traversent. La polyphonie est intéressante de ce point de vue : elle rend compte de la perception intime que chacun a des événements dont il a connaissance ou dont il est acteur, mais aussi elle démontre la distance qui sépare chacun des personnages. Ainsi se retrouvent à Fort-Paradis, dans la maison de la grand-mère Fatma, ses trois petits enfants : Farouk, historien, célibataire et notoirement alcoolique ; Nilgune, jeune étudiante progressiste d'une grande beauté ; Métine, le plus jeune, encore lycéen qui rêve de faire des études aux États-Unis. Fatma, âgée de 90 ans, est aidée de Redjep, atteint de nanisme, qu'elle méprise et déteste car Redjep est le fils illégitime de Selahattine, feu époux de Fatma. On entend aussi la voix de Hassan, neveu de Redjep, lycéen moyen embrigadé par un mouvement fasciste. Les trois petits enfants de Fatma viennent passer là une semaine de leurs vacances. Farouk visite les archives de la ville voisine, Nilgune passe du bon temps et Métine épuise ses nuits avec des amis qui, tous, bénéficient d'une situation sociale bien meilleure que lui. Quant à Hassan, moqué par ses compagnons fascistes, il est mis à l'épreuve par ceux-là tandis que sa passion amoureuse pour Nilgune le consume littéralement. le roman évoque tant l'identité et la place de la Turquie dans le monde que l'échec des aspirations personnelles et les frustrations qui en découlent : en bref, ce roman questionne la modernité de la Turquie.
A la fin des années 1970, la Turquie est la scène d'affrontements violents entre l'extrême-gauche et l'extrême-droite. le roman d'
Orhan Pamuk, publié en 1983, s'en fait l'écho ; pourtant ce contexte très précis n'empêche pas le roman de garder, aujourd'hui encore, sa modernité : la société turque est toujours traversée de tensions très vives, bien que différentes de celles relatées dans le roman. Ce sont précisément les tensions qui animent le livre, et dramatisent de façon croissante la narration des événements. Ballottée en ce temps entre communisme et capitalisme, la Turquie est surtout tiraillée entre l'Orient auquel elle appartient et l'Occident auquel elle aspire (ou a aspiré), et entre la tradition (islamique, notamment) qu'elle revendique et la modernité qui la dynamise. Il y aurait donc deux Turquies, au moins, l'une traditionnelle et l'autre moderne. La Turquie moderne attire et charme la Turquie traditionnelle, cependant que cette dernière refuse de s'abandonner complètement et de disparaître. Les petits enfants de Fatma sont des modernes, assurément. Hassan, ou encore son père Ismaïl, Fatma aussi sont les tenants de la Turquie traditionnelle. L'opposition semble si manifeste qu'aucun dialogue ne semble pouvoir exister entre les personnages qui tiennent, les uns de la modernité, les autres de la tradition. Ainsi en est-il de l'impossibilité de la communication amoureuse entre Hassan et Nilgune, ou de l'impossibilité de la communication familiale entre Fatma et ses petits enfants. Jusqu'au dernier moment, Fatma ne saura comprendre ses petits enfants, et les laissera à leur drame sans en avoir seulement conscience.
Pourtant, les personnages ne sont pas monolithiques. le dialogue n'est pas synonyme de compréhension. Farouk fait part de ses états d'âme à sa soeur, qui ne le comprend pas. Métine bout de rage à l'idée que son frère et sa soeur demeurent indifférents à la valeur foncière du terrain de leur grand-mère : on pourrait détruire la maison, bâtir un immeuble, en cueillir les fruits financiers et lui, Métine, pourrait aller étudier aux États-Unis. Ismaïl et Hassan sont dans l'affrontement permanent, car Hassan refuse le modèle que lui offre son père : une vie de labeur, humble et pauvre. Hassan rêve de grandes choses, d'un événement qui le rendrait célèbre et indispensable. Hassan est aussi en opposition avec Serdar et Moustafa, ses deux congénères fascistes. Plus encore, les personnages eux-mêmes sont habités par une tension permanente entre péché et pureté, comme l'indique Farouk lors de sa virée nocturne au club touristique où des femmes turques livrent à des étrangers une danse du ventre sensuelle. Fatma a refusé les propos et les actions immoraux de son mari, Sélahattine ; pourtant, elle a battu Redjep et Ismaïl lorsqu'ils étaient tout petits, les laissant estropiés. Hassan est amoureux de Nilgune, qui n'appartient pas à la même classe sociale que lui et semble être, aux yeux de Serdar et Moustafa, une communiste : le coeur du jeune homme en est bouleversé. Profiter de la vie, de ses plaisirs, s'offrir une virée en territoire immoral de temps en temps, et pourtant garder une grandeur morale, une pureté d'intention : voilà le dilemme de la vie moderne.
Les personnages que présentent
Orhan Pamuk ne sont pas des héros. Ils ne font rien d'exceptionnel et, même, ils sont d'une banalité qui confine parfois à la folie. Ce qui les rend fou, ce sont leurs échecs. Fatma, la fille de bonne famille, a épousé un docteur qui l'a emmenée loin d'Istanbul. Elle a assisté à ses travaux scandaleux, car marqués par l'athéisme et par la détestation de la Turquie traditionnelle, orientale ; elle a supporté ses aventures avec la bonne à tout faire, et les enfants nés de cette union. Elle a vécu recluse, froide devant la vie, refusant de poser des questions, refusant de se rebeller, acceptant le désamour de son mari jusqu'à lui rendre honneur jusque dans le cimetière. Elle a accepté que son fils suive la même voie que son père, parce qu'elle est femme, et que l'espace public n'est pas le sien. Farouk suit le même chemin que son père et son grand-père : lui aussi s'engage dans une oeuvre qui le dépasse. Sélahattine voulait écrire une encyclopédie pour sortir les Turcs de leur soi-disant obscurantisme ; Dogan, le fils, s'est révolté contre le traitement réservé aux paysans par l'administration républicaine ; Farouk s'interroge sur le sens de l'Histoire, rêve d'une oeuvre qui soit et
L Histoire et la vie. Métine et Hassan, eux, aiment maladroitement. Ils aiment Djeylane et Nilgune, mais ils sont davantage aveuglés par leurs conditions sociales qu'ils pensent insuffisantes. Métine maudit l'Anadol blanche de son frère qui lui permet d'aller voir Djeylane et les autres amis. Hassan ressasse le passé et imagine l'avenir, oubliant le présent. Métine parle pour ne rien dire, Hassan ne peut même pas parler.
Tous, qu'ils sondent leur passé, interrogent leurs pratiques présentes ou tâchent de connaître l'avenir, quêtent le sens. Farouk cherche celui de l'Histoire, Métine et Hassan celui de leurs situations présentes (car ils se sentent désignés pour faire de grandes choses), Fatma celui d'une vie qu'elle n'a pas vécu. Seul Redjep, le nain, tellement occupé les tâches ménagères et par le lien qu'il essaie d'établir entre chacun des personnages, ne semble pas obnubilé par cette quête. Absurdes, ils le sont tous, et Redjep compris, lui qui est humilié en permanence par Fatma, lui dont on se moque même dans la rue ou au café. Absurde, Farouk qui, par atavisme, noie son impuissance dans l'alcool. Absurdes, Métine et Hassan qui s'accrochent à des mondes qui ne sont pas les leurs. Absurde, Nilgune, dont la légèreté finira par l'atteindre brutalement. le roman, lui, peut être absurde, il peut ne pas avoir de sens. En cela, le roman possède une supériorité sur
L Histoire et sur la vie.