Tonnerre sur la Louisiane
Au centre de ce roman foisonnant, un immense domaine, Magnolias, au coeur de la Louisiane du XVIIIe siècle, ses bayous, ses plantations, sa luxuriante végétation, ses esclaves, ses indiens, ses secrets, et les ambitions carnassières qu'elle a enfantées. Dans la continuité de "
l'ombre des voyageuses",
Pierre Pelot poursuit la fresque chatoyante de cette lignée de femmes intrépides parties d'une vallée vosgienne pour échapper à un destin tout tracé de victimes du machisme de l'époque et se révéler à elles-mêmes et au regard d'autrui de l'autre côté de l'Atlantique.
Si le destin de la pétillante Emmeline, à l'orée de sa vie de femme, est l'axe majeur de cet opus, l'ombre de la flamboyante "Rouge bête", Esdeline, sa grand-mère par qui tout a commencé, la suit, la motive, la rend plus forte. La gamine a en effet conservé précieusement les feuillets écrits par son aïeule qui content l'histoire passionnante et passionnée de cette femme étonnante et sans entraves, petite paysanne devenue tour à tour rebelle, corsaire, cavalière, chef de meute.
La sauvageonne y trouve son inspiration et y nourrit sa détermination. Car elle doit lutter dans la grande maison des Magnolias contre une pseudo-famille où elle ne trouve pas sa place, imposée qu'elle a été par Johann Forestier. Et le voilà, l'autre personnage-clé de cette histoire à moult rebonds. Forestier fut le compagnon d'aventures et de conquêtes d'Esdeline la Rouge après qu'ils se soient rencontrés sur le bateau les conduisant dans le Nouveau Monde. Adoncques, le fier Johann s'est emparé sans coup férir, mais avec quelques coups de pétoire tirés, du domaine des Magnolias au nom du Roy de France, y délogeant une famille d'ascendance espagnole qui s'était elle-même installé là à la hussarde.
Le maître des lieux amorté, Johann a réussi à épouser la veuve et imposer sa petite troupe au sein de la propriété où des esclaves noirs cultivent la canne à sucre. La messe est pourtant loin d'être dite, les rancoeurs de la tribu Ruz de la Torre -la nouvelle épouse de Forestier a deux filles et un fils- sont une épée de Damoclès au-dessus des têtes de Johan et de sa protégée.
Ce roman offre trois niveaux de lecture : la narration classique de Pelot, le journal d'Emmeline et celui d'Esdeline, de 20 ans plus ancien. le lecteur a ainsi tout loisir de comparer l'évolution des événements, de cerner le point-de-vue des deux femmes, de déterrer les non-dits qui parsèment les documents et que, fieffé coquin, Pelot se réjouit, méchantement, à maintenir dans l'ombre.
Quand Forestier, à la demande d'Emmeline, revisite son aventureux passé, l'auteur se fait magnifique styliste, tissant l'image avec une précision hautement poétique et tellement évocatrice. Ainsi lorsqu'il évoque de douloureux souvenirs : "Il fouaillait, au soc d'une calme voix, les champs de ruines sous les taillis épais repoussés et les forêts rejaillies, les sépultures sans épitaphes et les tombeaux pillés, et guidait de la main la sarabande des fantômes réveillés en sursaut."
Pelot sait aussi déployer une vision cinématographique de son histoire, notamment lors de la poursuite à travers les bayous de cette colonne de cavaliers épuisés, "ce défilé d'allure vive qu'on eut pu croire des spectres muets, dans le tissu épandu jacasseur des oiseaux semés à la volée."
Et comme nous sommes au XVIIIe siècle,
Pierre Pelot emprunte au vocabulaire de l'époque maintes pépites attirantes comme le sont toujours les mots venus de jadis et qu'on regrette d'avoir abandonnés en chemin. Pour votre plaisir, cette petite collection : hurluper, erluise, halitueux, acuminé... A vos dictionnaires !
Il fait aussi preuve d'une solide érudition sur les lieux, les communautés indiennes, les combats franco-anglais et les retournements politiques dans cette Louisiane en friche.
Dans ce livre d'une singulière force imaginative, l'écrivain vosgien, outre ses deux héroïnes, a dessiné en contrechamp de superbes portraits de femmes, telle la magnifique et vénéneuse Penelope Ruz "à la beauté incrustée dans le port" et "au regard de fer noir qui transperçait au premier coup d'estoc", telle Aïdra, la guerrière bayogoula, telle aussi et surtout, Hiawana, sculpturale esclave wolof délivrée par Esdeline et qui devient la mère de substitution d'Emmeline.
Roman des grands espaces, des chevauchées, des poursuites et des affrontements sauvages, "
Debout dans le tonnerre" s'inscrit parfaitement dans la mouvance des romans de l'Ouest américain d'un
Cormac McCarthy ("
Méridien de sang", ou encore sa "Trilogie des confins") par une même capacité à donner à la nature -souvent hostile- un rôle de premier plan, un même appétit pour les situations extrêmes, un même regard humaniste porté sur des personnages ballottés par un destin farouchement contrarié. Les suivre, c'est s'offrir, selon l'expression de Michel le Bris, une cure de "Grand dehors".
Oui assurément, le dernier Pelot est du tonnerre !
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