Citations sur Le livre de l'intranquillité (816)
Nous sommes faits de telle sorte que notre intelligence, qui ennoblit certaines de nos émotions ou de nos sensations, et les élève au-dessus des autres, les rabaisse aussi quand elle pousse son analyse jusqu'à les comparer à d'autres. J'écris comme un qui dort, et ma vie tout entière est un reçu sans signature.
Dans le poulailler qu'il ne quittera que pour mourir, le coq chante des hymnes à la liberté parce qu'on lui a donné deux perchoirs.
Considérer tout ce qui nous arrive comme autant d'incidents ou d'épisodes d'un roman, auquel nous assistons non pas avec notre attention, mais avec notre vie. Seule cette attitude nous permettra de surmonter la méchanceté des jours et les caprices des événements.
Texte n° 246.
La vie, au bout du compte, est en elle-même une longue insomnie, coupée de sursauts lucides dans tout ce que nous pensons et faisons.
Texte n° 243.
Je raconte avec indifférence mon autobiographie sans événements, mon histoire sans vie. [...] Si j'écris ce que je ressens, c'est qu'ainsi je diminue la fièvre de ressentir. Ce que je confie n'a pas d'importance, car rien n'a d'importance. Je fais des paysages de ce que j'éprouve. Je m'offre des vacances de mes sensations.
En fin de compte, qui suis-je, lorsque je ne joue pas ? Un pauvre orphelin abandonné dans les rues des Sensations, grelottant de froid aux coins venteux de la Réalité, obligé de dormir sur les marches de la Tristesse et de mendier le pain de l'Imaginaire. [...]
Mais le vent traîne dans les rues, les feuilles tombent sur le trottoir... Je lève les yeux et je vois les étoiles, qui n'ont aucun sens... Et au milieu de tout cela il ne reste que moi, pauvre enfant abandonné, dont aucun Amour n'a voulu pour fils adoptif, ni aucune Amitié pour compagnon de jeu.
Une sorte de prénévrose de ce que je serai quand je ne serai plus, me glace le corps et l'âme, comme un souvenir de ma mort future qui me hérisse au-dedans de moi. Dans un brouillard d'intuition, je me sens matière morte, couché sous la pluie, pleuré par le vent. Et le froid de ce que je ne sentirai pas étreint mon cœur d'à présent.
Je suis un sombre stratège qui, ayant déjà perdu toutes les batailles, trace à l'avance sur le papier, et en en savourant chaque détail, le schéma précis de sa retraite finale, à la veille de chaque nouvelle bataille.
Texte n° 193.
La vie en sa totalité ne peut être vécue que subjectivement.
Texte n° 232.
J'ai demandé si peu à la vie - et ce peu lui-même, la vie ma l'a refusé.
Quand je mets de côté mes artifices et range dans un coin, avec un soin amoureux et l'envie de les embrasser, mes jouets à moi - mots, images ou phrases -, alors je me sens si petit, si inoffensif et si seul, perdu dans une pièce immense, et si triste, si profondément triste !
En fin de compte, qui suis-je, lorsque je ne joue pas ? Un pauvre orphelin abandonné dans les rues des Sensations, grelottant de froid aux coins venteux de la Réalité, obligé de dormir sur les marches de la Tristesse et de mendier le pain de l'Imaginaire.