Le roman (publié en anglais en 2004 mais traduit en 2016 en français) de
Ron Rash peut être qualifié d'oeuvre de jeunesse. Pour les amateurs de Rash qui l'ont découvert avec
Une terre d'ombre ou
le monde à l'endroit,
Un silence brutal... se replonger dans une oeuvre assez ancienne de l'auteur risque de susciter une certaine déception, voire une déception certaine.
En effet, même si on trouve tous les ingrédients qui font la force de
Ron Rash, on ne les trouve encore qu'à l'état brut, d'ébauche. Que l'on s'entende bien, c'est de très bon niveau, mais si vous commencez par du caviar, vous avez beaucoup de mal à apprécier de "simples" oeufs de truite, même s'il s'agit de truites sauvages, bio et tout.
Les truites... cela nous ramène au coeur du sujet du roman de
Ron Rash finalement.
Ruth, une jeune fille de 12 ans, se noie dans la Tamassee. C'est un drame, qui saisit le lecteur dès l'ouverture du roman. 2 pages sombres et dures, rapides et haletantes. Rash aime cueillir le lecteur à froid... Et là, il fait un carton plein. Hélas, le corps de Ruth n'est jamais rejeté. Il est pris dans un ressac, sous une cascade, emporté par une sorte de syphon, inaccessible aux plongeurs.
Le malheur pour les parents vient du fait que la Tamassee est classée, "rivière sauvage". On ne peut en modifier le cours, ne serait-ce que temporairement. Déjà, amener des dizaines de personnes sur les berges, c'est trop pour quelques activistes environnementaux. Ces personnes, profondément agnostiques (ou fervents adorateurs de la Tamassee) déplorent, certes, la mort de Ruth, mais ne trouvent pas que récupérer le corps en abîmant la nature soit pertinent.
Le fait divers prend une dimension additionnelle quand les parents de Ruth, qui ont le bras long, envisagent de placer un barrage mobile sur la rivière, afin de détourner le cours d'eau et de permettre aux plongeurs d'aller dans le ressac afin de récupérer le corps de Ruth. Les parents, profondément croyants, veulent une sépulture où se recueillir. On sent bien la dynamique mise en place par
Ron Rash. Foi contre foi... croyance contre croyance. Logique contre logique. Selon la manière dont l'auteur présente les arguments, le lecteur va se dire "ah oui, tiens", puis face aux contre-arguments, se dire aussi "ah oui, tiens"...
Ron Rash ajoute une dimension additionnelle: la photographe qui va couvrir l'événement est une enfant du pays. Elle connaît tout le monde. Son père vit encore dans le village. Elle a été activiste environnementale dans sa jeunesse. Elle va aussi connaître une romance avec le jounaliste qui vient avec elle couvrir l'événement. Evidemment, il y a plein de journalistes, d'autant que les parents de Ruth font pas mal de battage médiatique.
Entre les activistes environnementaux et les partisans du monde des affaires, ceux qui considèrent qu'un petit accroc à la loi (la rivière est en effet protégée par la loi),
Ron Rash balance le lecteur. Les pragmatiques s'opposent aux dogmatiques, de tous bords. Rash veille bien à ne pas prendre parti. Il essaie de mener un exercice neutre, laissant au lecteur le choix de se prononcer.
C'est très bien rendu par
Ron Rash. Toute cette ambiance "village", esprit de clocher, dialogue de sourds, arguments contre arguments. Pour avoir participé quelques débats dans mon village au sujet de l'implantation d'éoliennes, de circuit moto, de festivals... j'ai (toutes proportions gardées) retrouvé l'ambiance des présentations d'experts...
L'aspect romance entre la photographe et le journaliste (écorché par la mort de sa compagne un an auparavant, et ayant survolé pas mal de guerres de par le monde) ne m'a pas convaincu. C'est assez superficiel. Je n'ai pas senti
Ron Rash à l'aise avec cet aspect du récit. Disons que je n'y ai pas cru, ou que je ne me suis pas spécialement intéressé au devenir de ces amants.
Le récit progresse vers de plus en plus de tensions à mesure que la date de la pose du barrage mobile s'approche. Les clans se radicalisent. On sent que tout peut se produire, y compris l'inéluctable. L'irréparable. Que cela soit par conviction, par hasard, par méprise... il suffirait d'un rien pour que la catastrophe arrive. Et je n'en dirai pas davantage.
Ron Rash, en 2004, était déjà un expert en suspense et rebondissements. Comme je l'ai signalé dans une autre chronique d'un roman de Rash, il ne rechigne pas à aller jusqu'au bout de son récit. Tout est possible, y compris l'impensable que Rash nous sert de manière particulièrement crédible et cohérente. Mais le récit est plus "clair" que les derniers romans de l'auteur. Ses romans les plus récents sont dans la lignée de
Faulkner, très noirs, durs, sans concession. Dans
le chant de la Tamassee, Rash ne va pas aussi loin. Il fait preuve d'humanisme, d'empathie envers tout le monde.
Ron Rash maîtrisait déjà en 2004 le nature-writing. La nature sauvage est portée vers des sommets. On sent que Rash aime ces paysages sauvages. Les couleurs de la végétation. Les bruits de la nature. Tout cela nous plonge dans l'ambiance, le lecteur fait corps avec la Tamassee.
Enfin, le titre original est Saints at the river. Cela me semblait plus indiqué, et Rash fait référence à cela dans son roman.
le chant de la Tamassee est une coutume locale, tradition des peuples le long de la rivière, pour honorer les morts (et les vivants), pour chanter la gloire de la rivière, sauvage et indomptable.
Sans doute, une oeuvre plus accessible pour celles et ceux qui voudraient s'acclimater peu à peu au monde de
Ron Rash.