En général, quand tu commences à apprendre la guitare, c'est pour un objectif bien précis.
- Tu veux emballer les jolies damoiselles en reprenant Francis Cabrel (« Waah, tu joues trop bien... »)
- Tu veux avoir un minimum d'attention à l'occasion des réunions au coin du feu, pour reprendre Oasis au milieu des cadavres de Kronembourg, t'inquiète je connais, j'ai fait des cousinades sur la plage.
- Ou tu veux trouver une occupation quelconque, et pourquoi pas la guitare, Bonne-Maman m'a bien dit que j'ai une âme d'artiste.
Donc, me voici, guitare entre les mains (Bernadette, de son petit nom), et mon papa, élevé par des soixante-huitards communistes pour finir électeur FN, me fait ses suggestions :
- Il faut que tu reprennes Jeux Interdits !
- Hors de question, papa.
- Alors, Dalida ?
- N'y pense pas.
- Göttingen ?
- Quel conformisme. Pourquoi pas Les gens qui doutent ?
- Oh oui, quelle bonne idée !
- Oui, non.
- Euh... Dire Straits ?
- Non, papa.
- Mötorhead !
- A la guitare sèche ?
- Bon, t'as gagné, t'as qu'à chanter Brassens...
Mais mon grand-père, être exceptionnel que je n'ai pas eu encore l'occasion de mentionner au cours de mes billets, mon grand-père, dis-je, m'a proposée des chansons à reprendre pour changer de registre tout en faisant plaisir à Papa.
- Ma galette, chante-lui donc l'Internationale... !
Jamais un homme eut meilleure idée.
Et donc, la semaine suivante, je me suis empressée d'entonner fièrement ce chant qui faisait frétiller les moustaches de Monsieur Chabance, prof de lettres brassensophile communiste de son état, à mon cher petit père.
La réaction, tu la devines. Mon chien Philippe a aimé. Ma belle-mère a tapé dans les mains sans vraisemblablement comprendre les paroles. Quant à papa, il m'a simplement dit :
- Tu as la voix trop douce pour un chant aussi violent. Reste aux chansons mignonnes d'
Anne Sylvestre et de Brassens.
Le lendemain, alors que je lisais un article très intéressant sur la pédagogie et le réchauffement climatique selon
Yann Arthus-Bertrand, aka le mec qui fait sponsoriser ses films par Total mais je dis ça je dis rien, Papa, parti acheter ses clopes, revient avec un paquet.
- Tiens, ouvre, c'est pour toi.
- C'est sympa, mais mon anniversaire, c'était en mars.
- C'est par rapport à ce que tu as chanté hier soir.
- Si la solution pour que tu m'offres un truc, c'est de reprendre des chants communistes et pacifistes, demain je te joues la Chanson de Craonne ; y'a une anthologie de Popeck qui me fait de l'oeil.
- Allez, arrête de dire des conneries, ouvre.
Je m'exécute. C'est le
Camp des Saints, de Raspail.
- Ah, bah, merci. Quitte à parler moustaches, j'aurais préféré Popeck.
- Il est temps que tu comprennes que le gauchisme n'a pas sa place dans ce monde de putes.
- Je vois.
- Après je te ferai lire Soral.
- Oui, mais non.
- J'ai les mémoires de le Pen à te faire découvrir, aussi. le Tribun du Peuple. C'est bien mieux que ces torchons de Charlie des années 90 que tu lis chez ta grand'mère.
- Alors, puisque tu en parles...
- Et il faut que je te fasse voir Hold-Up. Tu t'es faite vacciner, je crois, hein ?
- Euh, ouais, mais...
- Tss, tu n'écoutes pas ce que dit Pascal Praud ?
- Ouais, mais j'suis vulnérab...
- A ton âge, on n'est pas vulnérable, on ne meurt pas du Covid. C'est Pascal qui le dit.
- Bon, allez, lâche-moi...
- Et ce soir, on sortira Philippe ensemble. Il est temps qu'on ait une discussion, tous les deux. Tu grandis. Je ne veux pas que tu deviennes gauchiste.
- Mais, papa...
- Déjà que tu apprécies
José Bové...
- C'était pour ses moustaches que j'ai dit ça. Mais c'est vrai que ses idées méritent réflexion...
- Tu chantes Brassens sous prétexte que c'est poétique, mais en vrai, ce sont ses idées qui te séduisent.
- Evidemment !
- Je n'aime pas non plus que tu lises Cavanna. Il te pervertit.
- Ouais, mais...
- Lis Raspail, c'est mieux. Il te fera entrer dans le « droit » chemin.
- ...
- Tu as compris, le « droit » chemin ? La droite, tout ça. C'est de l'humour.
- ...
- Je t'aime ma chérie.
Et puis il est reparti à ses mémoires de breton-qui-dessert-la-Bretagne-comme-Hitler-dessert-les-Allemands.
Quant à moi, une fois achevée la lecture de l'article sur l'autre écologiste de mes deux, je me suis attelée au bouquin de l'ami Jean. Bonne fifille. Je sais.
Pour ma part, il s'agit d'une réédition, avec une préface rédigée par Jean himself, où il explique pourquoi son livre est trop bien et prophétique, eh t'as vu comme je suis trop fort, je vous l'avais bien dit. Et à la fin, dans l'annexe, les passages du livre qui, aujourd'hui, devraient être supprimés parce que susceptibles d'encourir des poursuites judiciaires.
(Là, je voulais mettre un exemple, mais vu qu'il faudrait que je fasse une mise en contexte et que j'ai la flemme, je vais m'abstenir.)
Et puis, entre la préface et l'annexe, bien sûr, il y a le roman.
- Alors, qu'est-ce donc que l'histoire de ce roman ? me demandes-tu, car tu n'as jamais lu ce chef-d'oeuvre.
C'est un convoi de quatre-vingt-dix-neuf navires – enfin, cent, mais y en a un qui coule en route –, mené par un Indien vaguement scatophile (on l'appelle le « coprophage », alors, hein) qui part du Gange pour arriver sur les côtes méditerranéennes.
- C'est tout ?
En théorie, oui. Mais tu te doutes que, plus qu'une critique de la politique d'immigration, il s'agit surtout d'une fresque détaillant les comportements de chaque Occidental pétri de sentiments plus ou moins humanistes.
Les politiques font de la récupération même si derrière ils n'en pensent pas moins, comme de juste, les artistes plaignent les malheureux et font appel à la solidarité... Et certains tentent de tirer la sonnette d'alarme. A l'instar d'un journaliste, Mâchefer, mon préféré mais c'est parce qu'il a une « moustache blanche à la gauloise. »
Admire mon implication, je cite le texte. J'ai cherché dix minutes ce putain de passage.
Mâchefer, c'est le journaliste que personne n'écoute et qui pourtant dit tout haut ce que les autres pensent tout bas. Un journaliste « ni à gauche, ni à droite, pas même au centre mou ». En bref, un journaliste que j'aime.
(Retiens cette dernière phrase, je ne l'écris pas souvent.)
- Et pourquoi c'est si bien, alors que Raspail, clérical comme il était, est à l'opposé de tes opinions, hein, tu peux me l'dire ?
Ce que je cherche, chez un auteur, un politique, un zig quelconque, c'est qu'il ait ses idées, et qu'il me les serve avec des arguments construits, pas comme cette critique que tu es en train de lire.
J'écoute les idées nauséabondes de Soral chez Egalité et Réconciliation – pas de mon plein gré, seulement quand j'accompagne Papa dans la voiture –, comme j'écoute celles de Cavanna, et j'y prends ce qu'il me plaît.
Exemple : Chez ER, j'ai bien aimé l'émission donnée l'année dernière sur Brassens.
Ici, Raspail a ses idées qui ne sont pas les miennes, mais il les sert correctement. Son style est agréable à lire, et déjà à dix ans j'y avais rencontré un conteur remarquable dans
Sire. Les années ont passé, j'ai rencontré d'autres courants de pensées diamétralement opposés, et pourtant j'ai lu et aimé le
Camp des Saints, à un point tel que j'ai été très enthousiaste quand Papa a récidivé et m'a offert plusieurs mois plus tard
La Miséricorde, tout aussi excellent et traitant d'un sujet complètement différent. Tellement excellent qu'il y a quelques mois je lui consacrai un peu de mon temps et de ma plume.
Quelques jours plus tard, lorsque j'eus terminé le
Camp des Saints, j'appelai mon père.
- Tu l'as déjà fini ?
- Ouais, ça y est.
- Alors ? Qu'en as-tu pensé ?
- Tu te moquais de Monsieur Gunes en disant qu'il était le premier Kurde raciste et pourtant communiste que tu rencontrais ?
- Ah oui ! Quel personnage, celui-là !
- Eh bien, je ne suis peut-être ni Kurde, ni raciste et encore moins communiste, mais au niveau des opinions divergentes, dis-toi qu'on peut lire Raspail et chanter Brassens sans renier ses idées.
- Donc tu es toujours comme avant, tu as toujours la même pensée.
- Oui. Anarchiste du week-end, et vieille réac' le reste de la semaine. Mais comme je fais la semaine anglaise...
- A gauche de la droite et à droite de la gauche, comme disait ton grand-père ?
- Si tu le dis.
Petit silence de cinq secondes.
- Bon, je te ferai voir Hold-Up, quand même.