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EAN : 9782021092905
560 pages
Seuil (03/10/2013)
4.31/5   18 notes
Résumé :
Pendant les quatre cents ans que dura la traite négrière, du XVe au XIXe siècle, plus de quatorze millions de prisonniers africains réduits en esclavage traversèrent l'Atlantique pour devenir une main-d'oeuvre de masse, précieuse et gratuite. Illustre représentant de l'Histoire atlantique et spécialiste de la piraterie, Marcus Rediker propose ici de faire le récit de cette effroyable tragédie depuis un poste d'observation inédit et nous entraîne à sa suite à bord de... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (7) Voir plus Ajouter une critique
Entre la fin du XVe siècle et la fin du XIXe, 12,4 millions d'esclaves furent déportés et 1,8 millions d'entre eux moururent au cours du Passage du Milieu (expression utilisée pour désigner la traversée de l'Atlantique), sans compter les nombreux autres qui décédèrent avant même d'avoir atteint le navire et auxquels il faut ajouter les 1,5 million qui décéderont au cours de leur première année de captivité. Entre 1700 et 1808, période qu'on considère comme l'âge d'or de la traite négrière, 3 millions d'Africains ont été transportés par des navires, essentiellement britanniques ou américains. Cette époque, ces navires, leurs capitaines, leurs équipages et leurs cargaisons de captifs sont au coeur du travail de documentation réalisé ici par Marcus Rediker, historien américain spécialiste de l'histoire maritime. L'ouvrage comporte un peu plus de cinq cent pages et vise à la fois à pallier l'absence d'études sur le navire négrier en lui-même, et à élargir notre champ de vision historique. le chercheur part en effet du constat que, lorsqu'il est question de la traversée des esclaves, les historiens ont tendance à ne se focaliser que sur la mortalité dont les chiffres seraient, à eux seuls, révélateurs de l'horreur de la traite (bien que certains s'en servent aussi pour la minimiser, arguant que, les esclaves étant précieux pour les marchands, ces derniers prenaient garde à ne pas trop les « abîmer »). Or, pour Marcus Rediker, au-delà de la mort, c'est avant tout la terreur qui reste la principale caractéristique définissant l'enfer du navire négrier. Pour étayer son propos, l'auteur va compiler un nombre colossal de témoignages émanant des quatre principaux acteurs impliqués dans le Passage du Milieu : les capitaines, les marins, les captifs eux-mêmes et enfin les mouvements abolitionnistes anglais et américains. L'ouvrage comporte dix chapitres mais peut être découpé en trois grandes parties : la première, plus générale mais néanmoins remplie de témoignages particuliers, vise à dépeindre les caractéristiques de la traite (pratiques commerciales, évolution et organisation des navires négriers, chemins africains vers le Passage du Milieu…) ; la seconde se focalise sur trois témoignages qui permettent de se familiariser avec les trois grandes figures se partageant l'espace sur le navire négrier ; la dernière réunit les quatre derniers chapitres et se consacre aux spécificités propres à chaque profil (capitaine, marin, captif, abolitionniste).

Le premier chapitre est composé d'une succession de témoignages qui permettent de rendre compte de la diversité des acteurs impliqués dans la traite, et de la variété de leurs profils. Parmi les récits plus marquants, on trouve évidemment celui des esclaves eux-mêmes, dont les sorts tragiques sont racontés par des témoins : un certain capitaine Tomba, guerrier réduit en esclavage, tentera de fuir le navire avec plusieurs de ses compagnons ; une femme se suicidera après avoir été fouettée sans pouvoir résister ; une esclave nommé Sarah, choisie par le capitaine pour devenir sa favorite en raison de sa grande beauté, sera suspectée d'avoir fomenté avec sa mère une insurrection des captifs. Un certain Trotter, médecin, témoigne pour sa part du suicide d'un homme qui s'est ouvert la gorge à plusieurs reprises avec ses propres ongles tant son désir de mourir était grand. On découvre aussi le parcours atypique du pirate Bartholomew Roberts qui, au début du XVIIIe, perturbera grandement le commerce sur les côtes africaines (il sera finalement tué au combat en 1722 après que les Britanniques aient déployés des forces conséquentes pour mettre fin à ses attaques). Défilent également les portraits de Humphry Morice, plus grand marchand d'esclave de Londres du début du XVIIIe, celui du capitaine Fraser, adoré par ses marins comme par les partisans de l'abolition pour les conditions jugées à l'époque plus humaines de détention des esclaves, ou encore celui d'un acteur de la traite qu'on attendait certainement pas mais qui joua un grand rôle dans l'instauration d'un climat de terreur au sein des navires négriers : les requins. Ce petit tour d'horizon effectué, l'auteur se focalise sur le navire négrier en lui-même afin de mettre en lumière son rôle de pivot central dans le système de la traite. A la fois prisons (on les appelle « donjon flottant ») et « factories » (au sens de plateforme commerciale aussi bien que d'usine), ces navires possèdent des caractéristiques à la fois très variées et similaires, comme le démontre les nombreux passages consacrés au type de vaisseau utilisé (sloops, goélettes, bricks, brigantins, senaus, trois-mâts…) et à leur organisation spatiale (plus standardisée). Marcus Rediker s'attarde ensuite sur la composition type d'un équipage naviguant sur un navire négrier, prenant bien soin de détailler les spécificités propres à chaque poste.

Afin de mieux nous familiariser avec le contexte de la traite au XVIIIe, Marcus Rediker consacre ensuite un gros chapitre à ce qui précède le Passage du Milieu, à savoir la capture en Afrique et le voyage jusqu'aux côtes. Les chemins comme les expériences varient d'une région africaine à l'autre, selon le type de société dont venaient esclaves et marchands, aussi l'auteur prend-il le temps de dresser le portrait des sept principales régions qui composent la côte ouest de l'Afrique : Sénégambie : Sierra Léone et Côte-au-vent ; Côte-de-l'or ; baie du Bénin ; baie du Biafra ; ouest de l'Afrique centrale. Pour se faire, l'historien va du particulier au général puisqu'il part chaque fois d'une figure locale importante (ancien esclave, marchand, employé de la Royal African Compagny…) et élargit peu à peu son propos. L'historien présente ensuite les différentes sources d'approvisionnement en esclave allant de la guerre aux procédures judiciaires en passant par les marchés et foires de l'intérieur des terres. La capture passe aussi et surtout par de grands pillages, des raids rapides et organisés sur un village (le témoignage emblématique de Louis Asa Asa est particulièrement éprouvant). La tromperie fonctionne aussi, une méthode qui permet de commencer le voyage vers la côte avec un certain degré de consentement qui cède bien vite la place à une coercition des plus brutales. Tous ces témoignages rendent compte du fait que le processus d'expropriation commence par l'explosion des structures gouvernant jusqu'à présent leur vie (famille, village, état), est suivi par l'expérience du convoi, puis s'achève par la montée à bord, moment de transition terrifiant car synonyme de non retour. Il se livre ensuite à un portrait social des captifs et constate que, si au XVIIe, la majorité d'entre eux provient d'un rayon de moins de 75 km autour des côtes, les esclaves qui sont asservis ensuite proviennent de plus en plus loin et sont revendus un nombre incalculable de fois sur la route menant de leur lieu de capture au navire négrier. Les esclaves sont surtout des roturiers (agriculteurs, éleveurs nomades, chasseurs-cueilleurs principalement, même si on trouve aussi des artisans, des esclaves domestiques ou des travailleurs salariés) et ne proviennent presque jamais de l'élite. Les 2/3 sont des hommes, plutôt jeunes et formés à la guerre. Il y a environ 1/3 de femmes et 1/4 d'enfants.

Les trois chapitres suivants sont consacrés à trois témoignages qui permettent de comprendre ce que pouvait être la vie à bord d'un négrier pour les trois catégories de population qui coexistent à l'intérieur du navire : les esclaves, les marins, le capitaine. le premier témoignage est celui d'Olaudah Equiano, esclave envoyé en Amérique et qui gagna sa liberté en travaillant comme marin jusqu'à devenir une grande figure du mouvement abolitionniste en Angleterre. Il est le premier à avoir beaucoup écrit sur le commerce des esclaves du point de vue de l'asservi (« Ma véridique histoire »). le témoignage fait part de la terreur et de l'étonnement ressenti pour ces « navires magiques » ainsi que des épreuves qui lui ont causé le plus de tourments : les séparations avec ses proches, l'expérience du fouet, la peur du cannibalisme de la part des hommes blancs, les changements de nom au fur et à mesure de ses ventes… le second témoignage est celui de James Field Stanfield, un marin ayant navigué à bord de navires négriers et qui prend la plume pour raconter l'effroyable vérité du commerce des esclaves. Il nous apporte de précieuses informations sur le recrutement des marins pour ce genre d'expéditions (souvent embauchés après avoir été entraînés dans des tavernes et avoir contracté des dettes qui, si le marin refusait de s'engager pour les régler, le conduiraient en prison). Il parle aussi des difficiles conditions de vie des marins à bord, le rationnement, la brutalité des officiers… L'arrivée en Afrique inverse les rôles : de victime, le marin devient à son tour bourreau. Enfin, le témoignage permet de réaliser la dangerosité d'une telle entreprise, les marins étant souvent décimés par les maladies, les intempéries ou la cruauté du capitaine. le troisième témoignage est celui de John Newton, capitaine sans doute le plus connu de la traite négrière dans les années 1740-1750. Mais c'est surtout la suite de sa carrière qui le rend célèbre puisqu'il deviendra pasteur (c'est à lui que l'on doit le célèbre cantique « Amazing Grace ») et militant de la cause abolitionniste. Ces carnets de bord et sa correspondance nous permette de mieux comprendre comment s'exerce le pouvoir du capitaine sur le navire.

On atteint ensuite le coeur de l'ouvrage, à savoir la description des spécificités propres à chacun des quatre profils identifiés comme centraux dans le Passage du Milieu. C'est le capitaine qui ouvre le bal, l'historien s'attachant à décrire le pouvoir absolu qu'il exerçait une fois à bord en raison de sa position stratégique au sein de l'économie capitaliste internationale. « Le pouvoir du capitaine, sur n'importe quel navire du XVIIIe, était personnel, violent et arbitraire. (…) Mais les navires négriers et leurs capitaines étaient différent (…). Parce que le navire négrier était par définition saturé de tensions sociales toujours sur le point d'exploser, les capitaines n'hésitaient pas à recourir à des moyens extrêmes pour affirmer leur autorité dès le début du voyage. » de nombreux capitaines sont ainsi des tyrans en mer. La discipline est violente pour l'équipage qui assiste à des scènes d'intimidation individuelles ou collectives impliquant généralement l'usage du chat-à-neuf-queues. Les marins des navires négriers, eux, constituent une masse de travailleurs pauvres qui sont généralement recrutés par la ruse ou la force. Ces marins firent preuve d'une résistance importante comme le démontre le taux élevé de désertion, mutineries ou conversions à la piraterie, ce qui s'explique par leurs conditions de travail déplorables et une omniprésence de la mort à chaque étape du voyage, que ce soit à cause des maladies tropicales, des parasites, des mutilations, des morts violentes, des suicides… le travail du marin lors du voyage aller ne diffère pas tellement de celui exercé sur un autre navire mais leur fonction sociale change lorsque les esclaves montent à bord. La garde des captifs implique une vigilance de tous les instants et la répétition de tâches ingrates comme le nettoyage des cales ou encore la participation à la torture des esclaves. Celle-ci, bien que toujours dirigée par des officiers, qui se réservent l'exercice premier de la violence, est néanmoins également pratiquée par les marins eux-mêmes, essentiellement suite à une tentative avortée d'insurrection mais aussi parfois sur les femmes esclaves. Les conditions de vie des marins empirent généralement lorsque le navire parvient sur les côtes où ils doivent débarquer leurs esclaves car les capitaines usent alors fréquemment de techniques pour se débarrasser du plus de main d'oeuvre superflu possible, et ce afin de limiter les coûts de son entreprise et maximiser ses profits. Beaucoup de marins sont ainsi abandonnés dans les ports américains, la plupart du temps rongés par la maladie ou mutilés, ce qui pose d'ailleurs un vrai problème de santé public pour ces villes portuaires.

Dans le chapitre consacré aux captifs eux-mêmes, l'historien se questionne sur la capacité de réaction collective des prisonniers, alors même qu'on avait affaire à des groupes multiethniques soumis à un traitement déshumanisant depuis leur arrivée à bord. « Cela signifie que chaque navire contient en son sein un processus de dépouillement culturel venant d'en-haut, et un contre-processus de création culturelle venant d'en-bas. » A bord, les esclaves créent de nouveaux langages, modes d'expression et formes de résistance qui aboutissent à l'émergence de nouvelles cultures américaines-africaines et panafricaines. L'auteur commence par aborder les différents aspects de la vie à bord qui contribuent à entretenir un climat de terreur tout au long de la traversée. Cela passe d'abord par le contrôle des corps (mise à nu, privation de son nom, « quincaillerie du servage »), mais aussi la mise au travail dès le début de la traversée, et, bien évidemment, l'omniprésence de la violence et de la mort. Les épidémies, notamment, font des ravage (d'où les termes récurrents de « léproseries maritimes » ou « cercueils flottants » pour désigner les navires négriers). L'auteur se consacre ensuite à la création d'un sentiment d'appartenance à une même communauté, rendue possible par les expériences communes de la mise en esclavage et les pratiques sociales à bord. le véritable coeur de cette identité de groupe est la résistance, celle-ci pouvant prendre des formes très variées. Elle peut passer par le langage (les divisions linguistiques à bord étaient moins extrêmes que ce qu'on pensait car on sait aujourd'hui qu'il existait une communication inter-africaine qui passait notamment par les « langues maritimes »), mais aussi le chant (« un effort pour réussir à conserver leur identité historique dans une situation de bouleversement social total. ») ou la formation de nouveaux liens de parenté. La résistance passe aussi très souvent par le suicide : de nombreux captifs refusent de s'alimenter à bord, d'autres font le choix de sauter par dessus bord, d'autres encore se mutilent eux-mêmes jusqu'à la mort (auto-étranglement, égorgement, voire suicide collectif). Les suicides sont difficiles à quantifier mais les sources laissent penser à une pratiques prépondérante. L'insurrection est aussi un mode de résistance privilégié, bien que celle-ci échoue le plus souvent.

Autre figure marquante de la traite, bien qu'impliquée de manière très différente : les abolitionnistes. A la fin des années 1780, on assiste à l'essor du mouvement abolitionniste qui essaye de donner à voir la réalité du navire grâce à des pamphlets, des discours, des conférences, mais aussi des représentations visuelles. Ces images constituent, selon l'historien, « l'un des instruments de propagande les plus efficaces qu'un mouvement social ait jamais inventés. » La plus connue est celle du navire négrier « Brooks » et contribue à forger dans l'opinion publique l'image du navire négrier comme lieu de conditions de vie atroces et de mort violente. Sa force vient non seulement de la pitié et de l'émotion qu'elle suscite chez les spectateurs, mais aussi du fait qu'elle dépose « les germes d'une terrible interrogation morale » : qui sont les agents de cette barbarie cruelle et violente ? Les capitaines, évidemment, mais au-delà les marchands, ceux qui sont à l'origine de ce commerce et en tirent les profits. L'image dépeint donc à la fois la violence et la terreur du navire négrier, mais parvient aussi à capturer la rationalité et la logique froide qui régissaient les affaires des esclavagistes. Avec le Brooks, « on pouvait voire ce nouveau système économique moderne mis à nu dans toute son horreur. » La cause abolitionniste doit aussi beaucoup à un certain Thomas Clarkson qui, à partir de 1787, endosse le rôle d'historien social et part collecter des informations sur la traite. Ce dernier brasse de nombreuses archives mais se rend aussi sur le terrain, auprès des marins des ports de Bristol et Liverpool. Il découvre alors leurs conditions de vie déplorables à bord des navires négriers, ainsi que le pouvoir tyrannique exercé par le capitaine lors des traversées (il aidera d'ailleurs à faire condamner en justice plusieurs officiers ou capitaines pour la mort ou la mutilation de marins). le travail de Clarkson et la représentation du Brooks joueront un rôle déterminant lors des débats des années 1780-1790, permettant aux députés (William Wilberforce, notamment), et au grand public de s'emparer des témoignages des marins pour discréditer la traite. La lutte pour l'abolition sera toutefois longue et laborieuse : il faudra attendre 1807 (UK) et 1808 (USA) pour que la traite soit officiellement abolie (même si le commerce se poursuivra de façon illégale pendant encore des années).

Le travail réalisé dans cet ouvrage par Marcus Rediker est à la fois captivant et terrible à lire. Captivant parce que l'historien a structuré son ouvrage de manière très astucieuse, alternant entre considérations générales et cas particuliers, brassant ainsi un nombre colossal de sources d'une grande diversité. Terrible, parce que les faits qui sont décrits ici sont évidemment bouleversants et témoignent de l'instauration d'un système de terreur et de déshumanisation dont on peine à appréhender toute l'horreur. Avec cet ouvrage, on comprend que le navire négrier, loin de n'être qu'un simple mode de transport, était en fait à la fois le pivot d'un système de travail et de capital en pleine croissance, mais aussi un moyen de préparer les captifs à leur future vie d'esclave par la terreur. Paradoxalement, il est aussi l'endroit où sont nées de nouvelles pratiques de subversion qui donnèrent naissance aux cultures africaines-américaines et panafricaines : « des cultures rebelles, résistantes et porteuses d'un message de vie. » Une lecture éprouvante, donc, mais nécessaire pour comprendre certains enjeux mémoriels actuels ainsi que la problématique plus vaste de la perpétuation du racisme.
Lien : https://lebibliocosme.fr/202..
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Envie d'une lecture "feel good" ? Si c'est le cas, passez votre chemin. L'auteur, l'historien américain Marcus Rediker (connu pour ses travaux sur la marine du XVIIIème siècle) nous avertit en introduction : cet ouvrage a été douloureux à écrire et, s'il a bien fait son travail, il sera douloureux à lire. L'illustration de couverture, qui représente le plan d'un navire négrier (le "Brooks" lancé en 1781) est éloquente, avec ces hommes serrés comme des sardines en boîte, parfaitement alignés de manière à ne pas perdre un centimètre... L'horreur, le dégoût, la révolte que suscite la vue d'une telle image, ne font qu'annoncer ce qui sera proposé au lecteur tout au long des 500 pages de "À bord du négrier".

Bien sûr, nous aurons droit à des généralités sur la traite atlantique : la manière dont les négociants européens organisaient leur terrible commerce, les routes empruntées par les trafiquants d'esclaves, le nombre d'Africains déportés vers le Nouveau Monde et la proportion de morts... Mais l'auteur fait en sorte de ne pas rester sur des notions abstraites, il parvient à rendre plus tangible l'abomination de la traite en s'attachant à des exemples précis, basés sur des témoignages recueillis notamment par des abolitionnistes de la fin du XVIIIème siècle. Les différents protagonistes sont nommés (quand la chose est possible, de nombreux esclaves n'étant identifiables que par un numéro qui leur était attribué lors de l'embarquement), on a le récit du parcours qui les a menés de la campagne anglaise ou de la savane africaine jusqu'au pont d'un navire négrier... À partir de ces exemples particuliers mais représentatifs, on a une bonne vision d'ensemble de ce qu'a pu être l'expérience du commerce triangulaire pour les uns et les autres.

Petite précision : "À bord du négrier" n'embrasse pas toute l'histoire de la traite atlantique mais s'intéresse à son "âge d'or" du XVIIIème siècle et est cantonné au monde anglo-saxon. Les marins cités dans ces pages sont Britanniques, les ports sont ceux de Londres, Bristol et surtout Liverpool (plus grand port négrier à l'époque) et les esclaves dont il est question sont destinés aux plantations des États-Unis, de la Barbade ou de la Jamaïque. Mais comme le souligne l'auteur, ce qui est vrai pour l'Angleterre l'est également pour les autres nations participant à la traite à cette époque, qu'il s'agisse du Portugal, des Pays-Bas ou de la France.

L'étude de Marcus Rediker se penche sur trois grandes catégories d'acteurs de la traite. Il y a évidemment les esclaves africains, tous les aspects de leur captivité à bord du navire négrier étant abordés : la saleté, la maladie, les mauvais traitements, le désespoir menant au suicide, les insurrections... Impossible de résumer l'horreur de ce que ces personnes ont subi, il faut lire cet ouvrage pour en prendre toute la mesure. Il y a ensuite les officiers et en premier lieu le capitaine, fonction qui semble incompatible avec les plus élémentaires sentiments d'humanité. Maître absolu de son "enfer privé", il ne se contente pas de maintenir une discipline stricte mais règne par la terreur et fait preuve d'une cruauté inouïe. L'auteur évoque tout de même le cas exceptionnel d'un capitaine compatissant, qui ne craignait pas de rendre visite aux captifs pour adoucir leurs souffrances ; il finira assassiné sur son propre navire... Et entre les esclaves et les officiers, on trouve les simples marins, à la fois bourreaux puisqu'ils n'étaient pas les derniers à maltraiter les individus dont ils avaient la charge lors de la traversée de l'Atlantique, mais aussi victimes, car ils étaient tout aussi brimés par leur hiérarchie, et leur engagement, souvent obtenu sous la contrainte, faisait d'eux des sortes de prisonniers à bord du navire. Spécialiste de la marine, l'auteur nous fait ressentir à quel point la condition misérable des marins européens s'approchait de celle des captifs africains, et pourtant le système dressait un groupe contre l'autre, pendant que les armateurs engrangeaient des profits sans se salir les mains ; des "prolos blancs" que l'on fait s'opposer à des "prolos noirs" pour permettre aux "élites" de se gaver impunément, le racisme instrumentalisé pour faire oublier la lutte des classes... Tiens donc, ça nous rappelle quelque chose !

Marcus Rediker est un historien qui se revendique de gauche, anticapitaliste et militant pour la justice sociale, certaines de ses conclusions et analyses sont donc à lire en tenant compte de cette orientation. Personnellement, je ne penche sans doute pas assez à gauche pour trouver pertinentes les propositions de "réparations" de la part des descendants des coupables envers les descendants des victimes, pour des crimes commis il y a 300 ans... Mais les faits relatés, eux, sont indiscutables. "À bord du négrier" est une lecture passionnante autant que nécessaire, sur un sujet historique essentiel dont les répercussions n'ont pas fini de se faire sentir.
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À bord d'un négrier, un « guineaman », les esclaves étaient parqués sur le pont inférieur et « attachés ensemble comme des petites cuillers », selon l'expression de l'époque, allongés sur le côté sur une plateforme, avec, au-dessus d'eux, insuffisamment d'espace pour s'asseoir, et aucun espace devant eux, ni derrière. Les fers leur déchiraient la peau des chevilles, si bien que chaque mouvement était douloureux. Se rendre au baquet pour uriner ou déféquer, enchaîné à un autre esclave qui souvent ne parlait pas sa langue, représentait une épreuve terrible, qui fut la cause d'innombrables altercations. Ainsi allongés, les esclaves passaient de nombreuses heures, suffocant dans la chaleur torride des tropiques, dans une atmosphère pestilentielle. le guineaman demeurait le long de la côte ouest-africaine de cinq à sept mois, le temps d'acheter assez d'esclaves pour rentabiliser le voyage. Suivaient les deux à trois mois de la traversée de l'Atlantique, le « passage du milieu ». Donc, jusqu'à dix mois de confinement, avec une sortie par jour sur le pont supérieur – ou plus d'une peut-être, je ne sais pas – pour manger, sans doute, et pour bouger, car il fallait garder la « marchandise » en bon état. La notion de « bon état » était toute relative, considérant les conditions de détention. Durant les quatre siècles que dura la traite, le taux de mortalité moyen à bord des négriers fut de 12,1 %. À l'arrivée à destination, en Amérique, peu avant la vente, les corps des esclaves étaient apprêtés par les membres de l'équipage qui leur coupaient les cheveux, appliquaient du nitrate d'argent sur leurs plaies pour les maquiller, teignaient les cheveux gris en noir et leur frictionnaient le torse avec de l'huile de palme.

Les esclaves, face à cette violence inouïe, développaient diverses formes de résistance, en se solidarisant les uns des autres, en développant des moyens de communication, des liens qui remplaçaient les liens de parenté brisés ; en se réappropriant leur corps, par le refus de manger, le suicide, la mutinerie. Les tentatives de suicide étaient si fréquentes qu'un filet était disposé tout autour du bastingage pour empêcher les esclaves de sauter par dessus bord. Chaque échec, comme chaque refus de se soumettre, était puni par la torture : le « chat à neuf queues », les poucettes, le redoutable speculum oris pour enfoncer la nourriture dans la gorge…

Les marins aussi subissaient fréquemment la torture, parfois jusqu'à en mourir. Le capitaine de guineaman John Newton – à qui on doit la chanson Amazing Grace ! – les a décrits comme les « rebuts et la lie de la nation ».

L'ordre tyrannique maintenu à bord des négriers s'appuyait sur une terreur qui déferlait en cascade, depuis le capitaine jusqu'aux esclaves, en passant par les officiers et les marins. Un système de déshumanisation pensé, créé, voulu par les marchands – qui préféraient toutefois ne pas y regarder de trop près – et qui a profité au capitalisme atlantique.

Cet ouvrage solidement documenté ne couvre pas les quatre siècles que dura la traite négrière, mais seulement le XVIIIe siècle qui en a marqué l'apogée, au cours duquel les guineamen anglais et américains ont transporté à eux seuls trois millions d'esclaves. Rediker, utilisant de nombreuses sources primaires, privilégie une approche qui cherche à donner des visages à cette histoire de la traite, à l'incarner dans des vies, des souffrances, des cruautés qui furent réelles. Comme s'il reprenait la stratégie de l'abolitionniste Thomas Cooper qui, à la fin du XVIIIe siècle, affirmait : « Seule une détresse particulière – et la description des circonstances qui lui ont donné naissance – peut exciter la compassion ». Dans sa conclusion, Rediker pose la question qui n'a cessé de me tourner dans la tête tout au long de ma lecture : « Qu'est-ce que les descendants [des marchands d'esclaves], leurs familles, mais également leur classe, leur gouvernement et les sociétés qu'ils ont contribué à construire – doivent aux descendants de ces populations asservies ? C'est une question compliquée, mais la justice exige qu'elle soit posée, et qu'on y réponde si nous désirons jamais nous défaire du fardeau de l'héritage de l'esclavage ». Cette question est absolument dans l'esprit de notre époque.
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Les chiffres sont rappelés par l'auteur : en quatre siècles, plus de 12 millions d'être humains furent déportés pour la partie transatlantique de la traite, le commerce triangulaire et la traversée ou le passage du milieu sur les bateaux négriers appelés guineaman ; près de 2 millions d'entre-eux moururent avant d'avoir atteint les Amériques. L'ouvrage se concentre sur les années 1700 à 1808 car c'est pendant cette période que le plus d'esclaves furent déportés, à peu près deux tiers du total. A la fin du 18ème siècle, soit de 1787 à 1806, presque 500 navires de tailles variées, sortirent des chantiers de Liverpool.
Il décrit la nature des captures des futurs candidats à l'esclavage, majoritairement issus de conflits tribaux entre différentes ethnies. Les chefs de villages vendaient les captifs contre verroterie, armes, tissus, alcool.
Il décrit la composition de l'équipage : le capitaine, un médecin, un charpentier, un tonnelier, un cuisinier et des marins, équipage bigarré qui doit vivre et composer pendant plusieurs mois avec des captifs multiethniques, hommes enchainés femmes et enfants. La maltraitance n'épargne personne quand le capitaine est violent, ce qui est fréquent. Les causes de décès à bord sont de plusieurs ordres : rébellion, maladie, maltraitance, suicides, et assassinats. Il est arrivé que des captifs hommes remplacent les marins quand la mortalité de ceux-ci était importante. Un grand nombre de marins ont été abandonnés pour mourir à l'île de la Barbade, malades, victimes de sévices par le capitaine, sans ressources.
Il achève le livre se concentrant sur le travail colossal que firent les abolitionnistes, dont Thomas Clarkson, de 1787 à 1808, date de l'application de la loi qui met fin à la traite en Angleterre (1848 en France). Notamment, il développe le cas du navire le Brooks, construit en 1781, et démantelé en 1804 qui fit environ quinze transports de traite. C'est en utilisant la référence à ce navire que les abolitionnistes firent passer leur message : voir les images de la couverture du livre qui représente la coupe du bateau avec les esclaves couchés et entassés les uns près des autres.
Quatre siècles de ce commerce et ses conséquences, c'est assez difficile à concevoir, cependant, nous sommes tous porteurs-porteuses de cette histoire douloureuse. Amer constat du comportement humain. Aujourd'hui les discours nous abreuvent de ces mots tout en compassion entre repentance et réparation, mais le mal est fait !

Lien : https://www.babelio.com/conf..
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Ouvrage qui se concentre autant sur les captifs que sur les marins, complices-victimes de la traite atlantique. Très documenté, le texte est nourri de témoignages-parfois très crus et durs- de marins, de capitaines et d'esclaves qui vont de la capture jusqu'au retour du navire à son port européen. Sur le sujet de la traite négrière, j'avais lu il y a quelque mois les ouvrages d'Olivier Grenouilleau (Traites Négrières : Essai d'histoire globale) et Frédéric Régent (La France et ses esclaves), qui ont une approche plus globale -mais pas moins intéressante- mais plus froide que le texte de Marcus Rediker qui nous fait pénétrer l'horreur de ses 'enfers flottants'. Écrivain engagé, ses dernières lignes abordent la question des réparations, mais de manière un peu trop floue...(et de son aveu, la question de la place de l'esclavage dans l'essor économique de l'occident n'est pas encore tranchée. Celui-ci, et la traite en particulier, s'inscrit sans aucun doute dans la logique capitaliste). En tout cas, ce texte aide à prendre conscience de la cruauté et l'ampleur de ce crime. C'est un bon début.
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critiques presse (1)
Culturebox
16 décembre 2013
Cet ouvrage est passionnant et se lit comme un roman. « A bord du négrier, une histoire atlantique de la traite » (éditions du Seuil) est un livre indispensable si l’on veut comprendre les mécanismes de la traite transatlantique dans toute sa complexité, et sortir des schémas préétablis.
Lire la critique sur le site : Culturebox
Citations et extraits (5) Ajouter une citation
L'historien Jay Coughtry a calculé que les capitaines de navire négrier faisaient une moyenne de seulement 2,2 voyages mais, dans le groupe qu'il a étudié, cinquante capitaines firent plus de cinq voyages chacun. Un écrivain qui connaissait plusieurs familles impliquées dans la traite britannique observa que "le commerce des esclaves est d'une nature si dangereuse que la majorité des capitaines s'estiment fortunés si, après quatre voyages, ils possèdent encore vie et santé." Et "fortunés" est bien le mot, car le capitaine qui survivait à quatre voyages ou plus avait de bonnes chances d'avoir accumulé une petite fortune, bien au-delà de ce que pouvaient espérer la plupart des hommes partageant la même origine sociale. C'était une carrière lucrative, risquée, et librement choisie.
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Quand le navire arrivait sur la côte africaine et qu'un grand nombre d'esclaves montaient à bord, tout changeait. Dorénavant, le marin devrait superviser la danse forcée des captifs africains. Il était devenu maton, gardant des centaines d'Africains à bord du navire contre leur volonté, par la violence. D'un seul coup, il importait peu de savoir comment il s'était retrouvé sur ce négrier ou à quel point il détestait le capitaine. Les conflits qui étaient nés au port ou pendant la traversée étaient en train de s'éclipser. Un nouveau ciment social tenait entre eux chaque membre de l'équipage, du capitaine au mousse : leurs vies ne dépendaient plus que de leur unité tant dans la vigilance que dans l'action, de leur coopération face à un groupe plus grand et potentiellement plus puissant de captifs vivant parmi eux. Plus le capitaine et le matelot se rapprochaient et plus la communauté corporative se renforçait et la communauté de classe s'affaiblissait, même si cette dernière était loin de disparaître. Désormais, un antagonisme plus profond gouvernait la vie du navire, et avec lui une nouvelle domination : ce que l'on appellerait plus tard la "race".
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Face à la surexploitation, tout au long du XVIIIe siècle, des forêts de chênes du Nord-Est américain, et à la hausse du coût du transport du bois jusqu'aux côtes, les marchands préférèrent utiliser les pins du Sud. Ainsi, la plus grande partie du bois nécessaire à la construction des navires négriers était coupée par les esclaves eux-mêmes, dont beaucoup avaient traversé l'Atlantique à bord de ces mêmes navires. Les constructeurs de navires de Liverpool allèrent jusqu'à importer du pin des colonies fondées sur l'esclavage, la Caroline et la Virginie, pour construire des "guineamen" dans leurs propres chantiers. C'est là l'un des nombreux moyens par lesquels le commerce des esclaves contribuait à se reproduire lui-même à une échelle internationale : les navires amenaient des travailleurs et ces travailleurs coupaient du bois pour construire davantage de navires.
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Le marchand avait fait un long voyage pour atteindre le village de Borno, près du lac Tchad, dans le nord-est de l'actuel Nigeria, et, à son arrivée, il raconta une histoire magique. Il parla d'un lieu, sur la mer, dans lequel "les maisons avaient des ailes et marchaient sur l'eau". Il parla aussi de ces "personnes blanches" bizarres qui vivaient dans ces demeures ailées et portées par les eaux. Les paroles du marchand ensorcelèrent l'adolescent qu'était Gronniosaw, benjamin d'une famille de six enfants et petit-fils du roi de Zaara. Gronniosaw raconta plus tard : "J'étais complètement ravi par les récits que l'homme faisait à propos de ces endroits étranges, et je devins fort désireux de les découvrir par moi-même." Sa famille accepta de le laisser partir. Il parcourut plus de mille cinq cents kilomètres avec le marchand, dont le comportement changea du tout au tout à peine l'enfant arraché à ses parents et à son village. Gronniosaw devint vite "mécontent et malheureux", craignant de se faire tuer. Quand finalement il arriva sur la Côte-de-l'Or, il se retrouva "sans un ami, ni aucun moyen de s'en procurer." Il était devenu esclave.
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Entre 1700 et 1808, les marchands britanniques et américains envoyèrent des navires réunir des esclaves dans six régions africaines : la Sénégambie, la Sierra Leone/ la Côte-au-vent, la Côte-de-l'Or, la baie du Bénin, la baie du Biafra, et l'ouest de l'Afrique centrale (le Congo et l'Angola.
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Marcus Rediker - Quel combat des Lumières pour notre époque ? De passage en France pour présenter la biographie qu’il a consacré à Benjamin Lay, un des pionniers, au début du XVIIIe siècle, de la lutte contre l’esclavage, l’historien américain Marcus Rediker a participé, au siège de l’Humanité, à un débat portant sur l’actualité des Lumières et de la Révolution française avec les historiennes Stéphanie Roza et Déborah Cohen.
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