AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
EAN : 978B085HRYYJN
401 pages
Albin Michel (06/01/2021)
3.56/5   53 notes
Résumé :
Magnat de la presse, de la finance et du pétrole, ami et complice de tous les chefs d'Etat, mais également mécène de toutes les causes, son influence sur le monde a été aussi néfaste qu'invisible.
De la boue des tranchées aux hôtels de luxe à Monaco, de la répression des grèves à l'assassinat de Jaurès, de Cuba à la Namibie en passant par les Balkans, il a profité de tous les conflits armés et sociaux.
Jusqu'à son dernier souffle, il a manoeuvré sans é... >Voir plus
Que lire après Le diable parle toutes les languesVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (20) Voir plus Ajouter une critique
3,56

sur 53 notes
5
4 avis
4
10 avis
3
5 avis
2
0 avis
1
1 avis
Le personnage central de cet histoire est au début du roman âgé et mourant. On pourrait presque pendant quelques pages éprouver une sorte d'empathie pour lui et son triste sort d'humain en bout de course. Mais en découvrant à qui on a affaire, le regard évolue. C'est l'histoire d'un homme qui a réussi, si tant est qu'accumuler une fortune colossale, être décoré de multiples médailles et affublé de titres honorifiques est un signe de réussite. Or derrière le personnage public et le mécène, se cache un marchand d'armes opportuniste et peu scrupuleux, se nourrissant à tous les râteliers pourvu que, grâce aux transactions, l'or s'entasse.

Un deuxième personnage avide l'accompagne et même le guide dans ce commerce occulte, son épouse Pilar.

Au milieu de toute cette abjection, on fait connaissance avec sa fille, qui l'assiste dans ces moments qu'elle sait être les derniers, et la jeune fille s'efforce de compenser les méfaits de son père par de multiples actions humanitaires, de racheter la conduite paternelle, d'autant que ce qu'elle découvre dans les écrits qu'il lui a laissés est encore au delà de ce qu'elle imaginait.

L'homme en fin de vie ne regrette rien, tente même de justifier ses faits et gestes, parce que si ce n'avait été lui , un autre l'aurait fait…Sans jamais prendre en considération les millions de morts qu'il devrait avoir sur la conscience.

Un talent immense pour le commerce, mis au service des actions les plus viles des décideurs pris au piège d'une boulimie d'un vain pouvoir.


C'est très instructif sur le plan historique, sur cette période qui couvre la fin du dix neuvième siècle et le début du vingtième. Un bel effort de documentation. et un personnage si détestable, qu'on reste marqué par ce roman.

Lien : https://kittylamouette.blogs..
Commenter  J’apprécie          494
Ignorant tout de ce Basil Zaharoff, je ne savais naturellement pas bien à quoi m'attendre. Mais l'idée de découvrir la vie de ce personnage haut en couleur, parti de rien pour devenir l'un des hommes les plus influents de la planète, était déjà en soi stimulante. En plus, la période allant de la moitié du XIXe siècle jusqu'à 1936, alors que l'Empire Ottoman est en train de s'effondrer, et alors que l'Europe va connaître deux grands conflits, pendant que les États-Unis construisent les bases sur lesquelles leur hégémonie va progressivement se construire, m'est mal connue.

Ce personnage, ce Basil Zaharoff, nous est immédiatement montré comme le méchant, l'incarnation du mal, celui par qui le pire va arriver. Sur la couverture, une déclaration de Romain Gary, « Sir Basil Zaharoff, le plus grand marchand de mort des temps modernes », plante d'entrée le décor. Et, en effet, cet homme qui a trempé dans tous les conflits du temps – et il y en a eu -, qui a su placer ses pions de façon à alimenter tous les états en armes, mais également investir dans tous les pays et sur tous les marchés – pétrole, presse, finance, assurances -, à la tête de celui que l'on adore détester.

Là aussi, on nous donne quelques indices, comme lorsque l'auteure dédicace le livre « aux gilets jaunes, à Julian Assange, à Pierre » – les remerciements en fin d'ouvrage permettant d'émettre l'hypothèse que Pierre serait celui qui aurait fait découvrir ce personnage à Jennifer Richard, alors qu'une citation d'Anatole France ouvre le livre sur ces mots :

« On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels. »

On voit alors se dessiner un certain tableau, on croit deviner un certain positionnement politique.

Et le début du livre conforte bien dans ce sens. L'homme né à Constantinople, fils d'une famille « grecque » de l'Empire Ottoman, en rébellion contre un père violent et alcoolique, fait ses premières armes dans le commerce. Il apprend à fournir ce qu'on lui demande, oriente les clients vers les prostituées de sa connaissance… Mais, surtout, il apprend à ne se couler dans aucun moule. Avec un Juif, il est Juif, avec un grec, il est grec, avec un turc, il est turc. le client est roi ! Et c'est cette « philosophie » qu'il va élever au rang de grand art, devenant le représentant à la fois de la maison Vickers, des Krupp, d'Hiram Maxim – père de la mitrailleuse du même nom.

Prototype du vendeur sans états d'âme, il raconte comment, ayant vendu aux grecs, soucieux de marquer leur autonomie vis-à-vis des turcs, deux sous-marins inutilisables, il a profité de ce contrat pour vendre les mêmes – tout aussi inutilisables – aux turcs, puis à la Russie. En prenant, naturellement, sa part des bénéfices au passage. L'image initiale se conforte : l'homme est sans morale, sans pitié, sans conscience.

Mais… mais petit à petit, l'image se trouble. Attention, l'homme ne devient pas sympathique, ce n'est pas le sujet. Mais on découvre petit à petit certaines de ses motivations. Très tôt, il rencontre celle qui sera l'amour de sa vie, Pilar, fille de la haute noblesse espagnole, promise, alors qu'elle n'a que 16 ans, à un duc espagnol à l'esprit dérangé, parfois violent. Mais Pilar n'est pas une victime. Bien au contraire. Elle veut tout, toujours. Elle veut plus, surtout. de Basil Zaharoff, elle attend qu'il aille toujours plus loin. Et par amour, il va tout déposer à ses pieds, alors qu'il ne plie devant personne. Ainsi, il tente, dans les années 20, d'acheter la Principauté à Albert de Monaco, dans l'idée d'offrir à son amour la place qu'elle mérite.

Pourtant, mariée, elle a fixé la règle du jeu : ils seront amants, mais rien ne sera officialisé tant que son mari sera en vie. Elle finit par épouser Basil… 35 ans plus tard, mais meurt d'une infection quelques mois seulement plus tard.

Ce livre est un dialogue entre Basil, qui, au travers de ses écrits, ne se cache pas d'avoir intrigué, menti, trouvé des arrangements avec sa conscience, et Angèle, sa fille adoptive, dont la droiture parait être son opposé. Et le dialogue est plutôt réussi. Mais, surtout, ce que ces échanges soulignent assez bien, c'est qu'il est sans doute simpliste de vouloir faire de Basil Zaharoff le seul coupable de toutes ces histoires. Lui, évidemment, évacue sa responsabilité en essayant – assez maladroitement – de faire passer l'idée que ce n'est pas le marchand d'armes qui donne la mort, et de reporter sur les acheteurs l'entièreté de la culpabilité. Mais force est de constater qu'au final, tout le monde semble tremper, à un titre ou un autre, dans ces intrigues.

Mais il y a un bémol… j'attendais, avec un tel récit, à une telle époque, dans de tels pays, quelque chose d'épique. Mais je n'ai pas trouvé ce souffle, qui aurait pu porter soit une condamnation sans appel, soit une amnistie spécieuse. Mais non, jusqu'au chapitre où Basil Zaharoff raconte sa rencontre – et, d'une certaine façon, son admiration pour Hitler -, l'auteure semble avoir fait le choix de rester factuelle. C'est peut-être la meilleure façon d'aborder le sujet… mais cela ne contribue pas à nous emporter.

Pour l'histoire, pour la complexité de la société de l'époque, pour les manipulations mises ici en lumière, ce livre est passionnant. Draper tout cela d'une grande aventure aurait peut-être contribué à atténuer la dénonciation… mais aurait sans doute participé de la remise en question de la société de cette époque et de ses choix…

Lien : https://ogrimoire.com/2021/0..
Commenter  J’apprécie          230
Jennifer Richard a évité les pièges de la biographie romancée. Elle n'a pas péché par didactisme, vêtu son fantôme des habits de la modernité, ni même tenté de le parer des ors qui lui faisaient défaut. le marchand de canons Sir Basil Zaharoff nous apparaît tel qu'il a été : un businessman opportuniste et sans scrupule, complice d'une caste politico-militaro-industrielle dont il a fourbi les ambitions (« Leurs méfaits, si gros qu'ils prennent la forme d'une bifurcation des évènements et s'inscrivent dans les livres d'histoire, ne se voient plus, à hauteur d'homme »).
Accomplissant un remarquable travail d'historienne, elle nous révèle les secrets du magnat : un cynisme de rigueur, un égoïsme aux vertus capitalistes, une empathie toujours feinte et ce refus, oriental et catégorique, de ne pas laisser la foi et la superstition se mêler des affaires. Sir Basil Zaharoff a l'art de flatter son prochain, de provoquer la jalousie ou de casser les grèves. Il a une conception de l'humanité fondée sur l'affrontement permanent des peuples. La paix (et ses représentants, tel Jaurès) est son ennemie.
Si le récit de sa participation indirecte aux tristes épisodes de l'histoire est passionnant, ce sont les tourments de son âme qui m'ont fascinée. Jennifer Richard nous les rapporte avec finesse et talent. le fait qu'elle soit une femme n'est d'ailleurs pas étranger à la mesure de son emballement, à la qualité de son écriture. Une femme a moins de complaisance, moins la tentation de s'émerveiller devant ces joujoux de mort, d'en faire les instruments d'un texte qui, en devenant épique, tomberait dans l'indécence.
« le diable parle toutes les langues » (très beau titre) est le pendant littéraire de l'excellent film « Lord of war ».
Bilan : 🌹🌹🌹
Commenter  J’apprécie          211
Connaissez-vous Sir Basil Zaharoff ? En ce qui me concerne, je n'en avais jamais entendu parler, alors que c'est un homme qui a été l'objet de nombreuses dénonciations, avant d'être oublié. Né en 1850, il a été de toutes les guerres de son époque et demeure le plus grand marchand de mort. Il commerçait avec tous les pays, vendant ses armes à tous, sans état d'âme. Deux soldats ennemis qui s'affrontaient utilisaient, certainement, tous les deux, un équipement qui avait enrichi Basil Zaharoff. Aussi, il a oeuvré pour que des guerres aient lieu. En 1908, il a obtenu la nationalité française (il était Grec). Pourtant, pendant la Première Guerre mondiale, qu'il appelait de tous ses voeux, il fournissait la France et la trahissait en s'associant à l'industriel allemand Krupp. Véritable caméléon, il prenait la personnalité qui séduisait son interlocuteur, c'est ainsi qu'il a approché les plus grands dirigeants et a su tirer profit de tous les combats. Il était persuadé que si ce n'était pas lui, ce serait un autre.


Il était, également, impliqué dans les conflits sociaux. Lors des grèves, il a conseillé la Société Navale de l'Ouest. Il a préconisé, à la direction, d'inciter les syndicalistes à la violence, de faire régner le chaos pour attirer « les journalistes, avides de scandale ». (p. 205) Il proposait de provoquer des rixes pour diviser les manifestants et l'opinion publique. Cela entraîne, inexorablement, une réflexion sur les mouvements sociaux actuels.


Est-ce parce qu'il a été encensé et honoré qu'il est tombé dans l'oubli ? Il a été fait grand officier de la Légion d'honneur, grand-croix de l'ordre de l'Empire britannique. Il a été décoré par l'Espagne, la Roumanie, l'Italie, etc. Est-ce parce que sa vie écorne le destin d'hommes d'Etat ? Pour exemple, ce roman montre une facette de Georges Clemenceau que je n'imaginais pas.


Dans le diable parle toutes les langues, Basil Zaharoff se raconte. Il a confié des carnets à une de ses filles adoptives, Angèle. Dans ces écrits, il confie ses responsabilités dans les conflits mondiaux, son influence dans la presse (qui lui appartenait en grande partie), ses investissements dans les domaines qui rapportent, tels les armes et le pétrole, ses complicités avec tous les chefs d'Etat, son amour pour Pilar, la mère d'Angèle et de Cristina, etc. Au seuil de la mort, cette démarche n'est pas pour soulager la conscience de celui « qui préfère régner en enfer plutôt que de servir au paradis ». (P. 416) Cela semble être une ultime provocation […]


La suite sur mon blog...


Lien : https://valmyvoyoulit.com/20..
Commenter  J’apprécie          120
J'ai eu beaucoup de mal à avancer dans ce livre. Pas parce qu'il est mauvais, au contraire, parce qu'il est très bon, mais qu'il parle de choses terribles.
Je ne vais pas entrer dans les détails et décrire le sujet, vous le connaissez, sinon vous ne seriez pas en train de lire cette analyse. En bref : Basil Zaharoff (1849-1936) a été un des premiers et des plus grands marchands de mort des temps modernes, fournissant des armes à tous les pays qui en demandaient, et indirectement responsable de plusieurs dizaines de millions de morts. Tout ça sans aucune conviction idéologique, simplement pour gagner du fric, et aussi sans une once de scrupule ni la plus petite culpabilité. Il a été à son époque un des hommes les plus puissants du monde, dictant leurs décisions aux dirigeants politiques.
Ce qui m'a fait frémir, c'est de voir avec quel cynisme il a mené ses affaires, sans se poser la moindre question sur les conséquences. Même lorsque la guerre a été là, même lorsqu'il a été riche au-delà de l'imaginable, il a continué, car « Il n'était animé ni par le bien ni par le mal, mais uniquement par la matière et par la peur. » Une bonne partie de ce roman est constitué d'une autobiographie qu'il confie à sa fille à la fin de sa vie, qu'elle a le temps de lire avant qu'il meure, et que nous découvrons avec elle. Ce n'est évidemment pas vraiment lui qui s'exprime, mais l'auteure, Jennifer Richard, qui le fait parler. Elle a effectué un colossal travail de documentation, mettant à jour des notes prouvant que dans ses dernières années, Zaharoff, alors naturalisé français, avait financé le parti d'un certain Adolf Hitler, en qui il voyait un grand avenir pour les affaires.
« Et la responsabilité, n'est-t-elle pas plus du côté de l'acheteur que du vendeur ? » Ce qui est inquiétant lorsqu'on lit ces pages, c'est qu'on réalise que les choses n'ont guère changé. Les guerres et la violence sont toujours un des meilleurs moyens de gagner des fortunes gigantesques. Notre monde, aux mains des banques, est un monde de profits que rien ne semble pouvoir arrêter. « C'est la magie du capitalisme : socialisation des pertes, privatisation des profits. »
Les mécanismes qui font que des négociateurs achètent des objets avec du fric qui ne leur appartient pas, à d'autres négociateurs qui ne les possèdent pas, chacun touchant au passage une commission, sont toujours d'actualité. Que ces objets soient des armes ne leur importe pas. Si une guerre éclate, c'est la promesse d'affaires lucratives, et tout cela est justifié en toute bonne foi. Les choses sont ainsi, ce sont les règles, et il n'y a rien au-dessus d'elles. « Contrairement à la vision qu'en ont les honnêtes gens, la corruption est un phénomène inhérent à la logique que le marché impose. »
Zaharoff est un symbole, mais non une exception. le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui n'a pas beaucoup évolué depuis son époque il y a un siècle. Il y a toujours une poignée de gens qui dirigent tout, en restant dans l'ombre, tirant leur immense pouvoir de la mort et de la souffrance du plus grand nombre. Même parvenu au terme de son existence, et réalisant que son pouvoir et son fric ne lui sont d'aucune utilité face à la mort, Zaharoff ne remet rien en question, au contraire. Pourtant, il a vécu en parasite, grignotant la vie des autres.
« Ton temps ne t'a pas suffi, il a fallu que tu empiètes sur celui des générations futures. »
Rien n'a changé, nous sommes toujours des pions inutiles aux yeux d'une minorité qui se croit supérieure. Même la planète, de nos jours, n'est pour eux qu'une quantité négligeable, tant ils sont aveugles.
Commenter  J’apprécie          30

Citations et extraits (20) Voir plus Ajouter une citation
Je commençai à faire fortune grâce aux rails. Je continuai de m’enrichir grâce aux canons multiples de Nordenfelt. Grâce à la liberté totale qui m’était laissée, je devins de plus en plus riche, d’autant que je n’était pas tenu de limiter mes services à la société Nordenfelt. Qui se contenterait de un pour cent quand il sait qu’il peut gagner cinq fois un pour cent ?
Un courtier est un intermédiaire qui vend un produit qui ne lui appartient pas à un autre intermédiaire qui achète le produit avec de l’argent qui ne lui appartient pas. Étant établi qu’au moment de la transaction les deux agents perçoivent chacun un pour cent de commission, ils ont donc tout intérêt à effectuer le plus de transactions possible.
Le client vient-il à manquer d’argent ? Peu importe ! Les deux agents s’entendent pour trouver une solution. Et cette solution a pour nom le prêt. Une troisième entité s’invite alors dans ce marché : la banque. Et voici trois parties qui, toutes, ont intérêt à ce que la transaction se réalise. Pour le courtier, ce n’est plus uniquement un pour cent de la part du vendeur, c’est en plus un pour cent de la part de la banque. Un client qui n’a pas d’argent et qui se voit contraint d’emprunter à la banque est donc plus intéressant qu’un client qui paie comptant. Si l’on ajoute à cela la nécessité pour la banque de sécuriser la dette, par les services d’un autre acteur du marché que l’on nomme l’assureur, on commence à comprendre que l’expansion de certaines fortunes n’a pas de limites. Cette mécanique amusante était puissamment à l’œuvre dans l’Empire ottoman. À moins d’avoir été convié à la table des négociations, il est difficile d’appréhender avec des chiffres ce que la modernisation d’un État, qui passe par sa reconstruction, qui elle-même passe par sa destruction à la suite d’un conflit armé, a de monstrueusement lucratif.
Devenu un homme d’affaires incontournable et rompu à ces méthodes, je me rapprochai tout naturellement des Rothschild à l’époque où ils voulaient investir dans le rail grec. Skouloudis m’assura une grande part du marché de l’acier pour le pays, et comme la Grèce, sans argent, devait recourir à l’emprunt, je ne cessai de prospérer.
Enfant déjà, je tenais en haute estime la lutte pour posséder quelque bien que ce fût comme une marque de volonté sans faille, bien plus d’ailleurs que les agréments que la possession m’apporterait. Mais de l’objet lui-même, il n’était jamais question. La quête et la fructification seules m’importaient pour me lancer ensuite dans une quête plus vaste, plus longue, et cela n’avait pas de fin. Devenant moi-même possédé, non plus par la seule idée du combat, mais par un esprit tout entier tourné vers la conquête, je voulais posséder pour posséder plus encore. J’étais atteint de cette terrible pathologie qui ternit l’humanité, ignorant qu’elle est son plus grand ennemi, la cupidité. Ce moteur, si puissant, ne connaît pas d’obstacles et c’est grâce à lui que j’acquis une position indiscutable dans la société. Couplée avec l’instruction et l’expérience, la cupidité peut soulever des montagnes.
Commenter  J’apprécie          10
Que la vieillesse lui semblait féroce… Il adressait à son reflet un regard mauvais, plein de rancœur et de dégoût, rendant l’image plus laide encore. Tout, en lui, évoquait la décrépitude.
Il avait quasiment perdu l’usage de ses jambes. Même avec sa canne, il marchait avec une difficulté pénible à voir. D’ailleurs, on ne pouvait plus qualifier de marche le dandinement qui résultait de l’effort impulsé par ce corps en forme de poire lorsqu’il tentait de se mouvoir. Il tanguait à la façon d’un œuf et à chaque pas on s’étonnait qu’il parvienne, après quelques vacillements, à se remettre droit. Ayant plusieurs fois constaté l’effroi dans les yeux de sa fille qui, les poings crispés, l’exhortait à utiliser son fauteuil roulant, il avait fini par en faire son moyen de déplacement ordinaire. Il ne se levait plus que pour apparaître sur le perron lorsqu’il se savait épié des journalistes, derrière la grille de sa propriété.
Ce jour-là, il avait déjà effectué sa parade et avait présenté aux objectifs des caméras indiscrètes son meilleur profil pour embrasser son domaine d’un œil satisfait. Entouré de deux gardes du corps, il avait esquissé quelques pas en avant, la canne tremblotante, et s’était tenu là quelques secondes, tel Napoléon devant la plaine d’Austerlitz, avant de se retirer dans l’abri que constituait l’ombre de son château. Aussitôt la porte refermée, il s’était écroulé avec un soupir d’épuisement dans le fauteuil roulant détesté et avait passé le reste de la journée enfermé dans sa bibliothèque.
Dans le corridor qui menait à la salle de réception, le miroir en pied ne lui épargnait aucun détail. Cette compilation de traits usagés, c’était lui. La grandeur avait disparu et l’illusion n’était plus possible. Depuis longtemps, il avait quitté cette zone grise dans laquelle tout homme d’âge mûr qui fait son entrée dans la vieillesse pense parvenir à se camoufler aux yeux des autres. Son pouvoir de séduction s’étant affaibli, la galanterie n’était plus de mise, d’autant qu’il était toujours rappelé à une urgence par sa vessie ou par ses muscles défaillants. Sa vue déficiente ne lui permettait plus de distinguer une nymphe d’une douairière, si bien que, pour ne pas risquer de malentendu, il ne regardait plus les femmes. Il ne regardait plus les hommes, non plus. Hier encore, sa seule autorité naturelle les écrasait les uns après les autres. Toutes ses fonctions vitales, qui témoignaient jusque-là de son ascendant, s’étaient éteintes presque du jour au lendemain pour ne plus faire de lui qu’un petit vieux, sans envergure ni singularité. Désormais, il avait besoin de faire le point de longues secondes avant de discerner les contours d’un visage et craignait que, dans cet intervalle, on ne se moquât de lui. Il n’avait jamais eu confiance en personne, mais avait longtemps conservé la ressource nécessaire pour se défendre de toute attaque possible. Il n’avait plus confiance en lui, voilà le drame auquel il se trouvait confronté. Sans carapace, prisonnier d’un corps faible, il ne pouvait affronter aucun ennemi. Le danger était maintenant en lui-même, les gardes ne lui étaient d’aucun secours.
Dans le reflet de ce miroir intransigeant et, se plaisait-il à croire, particulièrement cruel, rancunier et malfaisant, le vieillard qui le dévisageait se demandait pourquoi sa physionomie n’incarnait plus son caractère. Où étaient passés son grand front intelligent, son nez d’empereur romain, ses mâchoires de félin ? Qu’était devenue cette grandeur aristocratique qu’il avait toujours affichée ? Dans ses traits fatigués, on ne lisait plus la moindre détermination, ni son inclination à dominer le monde ni sa soif de connaissance. Il ne se reconnaissait plus. Il en avait vu de ces hommes matés par le poids des ans, trop éthérés pour se rendre compte de la perte de leur assise sociale, de leur crédibilité, de leurs forces, de leur visage même, de la perte de tout ce qui constituait leur valeur sur terre. Il avait regardé les autres entrer dans l’âge de la fin avec dédain, persuadé que cela ne lui arriverait jamais.
Commenter  J’apprécie          00
Quelques années auparavant, il était persuadé que le peuple se moquait de la provenance de son argent, ébloui par l’exubérance de sa générosité. Des décennies durant, les journalistes ne s’étaient intéressés qu’à ses dépenses, non à ses gains. Lui-même s’était à plusieurs reprises étonné que l’on n’évoquât pas plus tôt les activités auxquelles il devait ses deniers. Certes, le journal L’Humanité, qu’il considérait comme un torchon anarchiste, ne l’avait jamais épargné. Mais depuis peu, les autres quotidiens, par lesquels transitait, se transformait et s’exprimait l’opinion publique, commençaient à mettre l’accent non plus sur l’emploi de sa fortune, mais plutôt sur sa provenance. Conscient que nombre des bénéficiaires de ses dons avaient disparu ou perdu de leur influence, il était tout de même surpris de la rapidité avec laquelle un homme passe de la gloire à l’infamie. Il avait mérité cette dernière, un temps. Il lui semblait cependant injuste de la subir maintenant, alors qu’il était devenu inoffensif. Il avait passé des années à participer à la démolition du monde et à se compromettre en tant qu’être humain, et cela, il l’avait fait impunément, avec la complicité de tous. Il avait suivi l’odeur de l’argent et entraîné avec lui des hommes que l’on disait respectables. Parfois, il s’était laissé entraîner par eux. On ne disait rien, à l’époque, car les enjeux étaient trop importants. On fermait les yeux, préférant juger avec sévérité les personnalités du passé pour ne pas risquer de donner son avis sur l’actualité, pour ne pas s’aliéner les puissants. Et si l’on se mettait à ternir sa réputation, cela revenait à incriminer les dirigeants. En cela, il était presque intouchable, et avait cru, par orgueil autant que par naïveté, qu’il le resterait sa vie entière. Mais les dons, distribués à tout-va, les chèques à quatre ou cinq zéros ne lui avaient pas valu d’amitiés indéfectibles. L’argent n’entretient ni la mémoire ni la gratitude.
Commenter  J’apprécie          10
On l'avait fait grand officier de la Légion d'honneur, grand-croix de l'ordre du Bain, grand-croix de l'ordre de l'Empire britannique, de l'Ordre royal d'Espagne, de l'ordre de l'Étoile de Roumanie, de l'ordre de la Couronne de Roumanie, de l'ordre de la Couronne d'Italie, de l'ordre de la Couronne de fer italienne, de l'ordre de la Couronne de fer austro-hongroise, officier de l'ordre de Léopold, et grand officier de l'ordre de Léopold II, de l'ordre de SaintAndré, de l'ordre de Sainte-Catherine, de Saint-Vladimir, de Saint-Alexandre Nevski, de l'ordre de Saint-Georges, de l'ordre du Lion néerlandais, de l'ordre du Soleil levant, de l'ordre de l'Aigle noir, de l'ordre du Cygne… Pour la Grèce, sa collection était complète : il avait atteint le degré suprême au sein de l'ordre du Sauveur, de l'ordre du Phénix et de l'ordre royal de Georges Ier.
Commenter  J’apprécie          33
Je n'étais pas le seul en proie à l'aveuglement. L'Europe tout entière fermait la yeux et muselait sa conscience. En avait-elle une, d'ailleurs ? Elle prospérait en plongeant ses racines toujours plus loin dans le continent africain. Tandis qu'elle se vautrait dans la luxure, des populations entières disparaissaient. La douloureuse agonie des hommes d'en bas nourrissait les plaisirs des hommes bénis des dieux, les élus autoproclamés de la grande bourgeoisie occidentale. La société de la Belle Époque ne se regardait jamais dans le miroir. Elle aurait pris le risque de voir la pourriture sous la peau nacrée. Ses veines battaient au rythme des coups de chicotte assénés sur le dos des Nègres, des coups de canon qui décimaient les tribus et du sang dont se gorgeaient les sillons de la terre.
Commenter  J’apprécie          30

Videos de Jennifer D. Richard (6) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Jennifer D. Richard
LA CHRONIQUE DE GÉRARD COLLARD - LE DIABLE PARLE TOUTES LES LANGUES
autres livres classés : profitVoir plus
Les plus populaires : Littérature française Voir plus


Lecteurs (172) Voir plus



Quiz Voir plus

Les écrivains et le suicide

En 1941, cette immense écrivaine, pensant devenir folle, va se jeter dans une rivière les poches pleine de pierres. Avant de mourir, elle écrit à son mari une lettre où elle dit prendre la meilleure décision qui soit.

Virginia Woolf
Marguerite Duras
Sylvia Plath
Victoria Ocampo

8 questions
1720 lecteurs ont répondu
Thèmes : suicide , biographie , littératureCréer un quiz sur ce livre

{* *}