C'est parmi vos suggestions dans ma liste Pour les aventuriers de la littérature que j'ai pioché ce titre : attention donc, il faut s'accrocher un peu à la lecture au départ car, comme l'indique le titre, on trouvera du créole dans le texte. Et même de l'anticipa… de la science fiction ;-) Mais une fois lancé, on ne s'arrête plus ! L'édition nous aide qui est très jolie et agréable à lire. Chrys, un grand merci pour cette découverte : sans toi je serais passée à côté de quelque chose !
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J'ai choisi ce roman car il fait écho à une info qui m'avait énormément dépitée, et que je vous avais déjà répercutée dans ma critique du Gang de la clé à molette : Notre planète est désormais constituée de plus de construit que de naturel… C'est donc sans mal que nous imaginons notre monde poussé à l'extrême avec
Michael Roch, qui nous emmène à Lanville, mégalopole tentaculaire caribéenne à la fin du siècle. de Cuba jusqu'au Vénézuela, cette ville-monstre, toute en hauteur, où les pauvres vivent Anba Lanvil et les plus privilégiés Anwo Lanvil, abrite une population bigarrée et prône la diversité culturelle. Anwo, l'air est plus pur et le soleil plus vrai ; Anba, les écrans et images de synthèse permettent de reproduire un semblant de cycle naturel. Quel heure est-il ? Horizon 2 ou horizon 4 ? Gavée de technologie et d'écrans, Lanvil attire donc autant les migrants (Anba) de tous horizons que les vacanciers ultra connectés (Anwo).
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Diversalité : « C'est ça, la magie. le recueil de toutes nos différences sans oppositions, sans assimilations. C'est un vivant entier. C'est une harmonie. »
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Et le premier vecteur de cette diversalité, qui nous différencie mais paradoxalement qui nous lie aussi, celui qui exprime qui nous sommes, c'est la langue que nous parlons, le langage que nous utilisons. Ce qui permet aussi en l'occurrence une certaine porosité entre les personnages d'Anwo et d'Anba : « A quel moment j'existe, si ce que je parle disparaît ? »
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« Si tu veux sauver le monde, fais en sorte qu'aucune langue n'en domine une autre. Parce que quand une langue domine l'autre, l'autre finit par lui appartenir et disparaître. du coup, on existe que si on parle, tu vois ? Alors il faut l'équilibre. Faut te demander à quel moment, dans ta tête, ta langue écrase l'autre, à quel moment tu oublies que tu appartiens à l'univers tout entier et à quel moment tu acceptes de t'enfermer dans une seule partie de l'humanité. »
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Aussi, pour conserver cet équilibre, deux des personnages essentiels de ce roman seront des « traductrices ». Hyper connectées, elles traduisent en temps réel le langage de chacun lors des interactions : langage parlé bien sûr, mais aussi langage corporel. Avec leurs lunettes spéciales, les vwè+, elles voient plus précisément les émotions, si à 80% vous mentez ou à 48% êtes stressés.
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« Traduire est bien plus que comprendre l'autre. C'est aussi saisir sa nuance, s'emparer de son esprit, se l'approprier, le faire sien. Cela demande de faire fi de la peur de l'autre et de ce que l'on projette sur lui. le réel n'est jamais devant nos yeux ni à travers nos écrans. le réel est un secret que seul l'autre peut nous dévoiler. »
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La communication sous toutes ses formes, lorsqu'elle est vraie, sans écran ni makiyaj, est la clé de ce livre car elle nous permet d'exister auprès des autres.
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« Ce qui nous aliène, c'est de rester prisonniers d'un langage. Lanvil joue sur ce paradoxe. Lanvil enferme comme elle libère, parce qu'elle est diverse dans ses corps et ses esprits, dans ses langues surtout. Chaque langue est un véhicule. Il est impossible de nous comprendre sans nous parler, sans nous traduire et sans laisser à la langue de l'autre l'espace qui lui est nécessaire pour exister. Ce qui nous aliène, c'est la dépossession d'une langue au profit d'une autre. Car elle déforme le corps, elle le contraint dans un système qui ne correspond pas à sa pensée. C'est ce qui rend la traduction importante : nous équilibrons les langues, nous équilibrons les points de vue sur
L Histoire et ses évènements, nous accédons aux pensées des uns et des autres, nous nouons les empathies, nous archivons les relations.
Ce qui me libère réside dans cet archivage, cette accumulation des rapports entre toutes et tous. Mon rôle de tradiktè : observer la friction du monde avec lui-même. Noter chacune de ces frictions, chacune de ces érosions dues aux contacts d'un individu avec un autre. »
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Lanvil serait donc une incitation à ne pas avoir peur de la diversité culturelle : on peut arriver à s'accepter, non par l'uniformisation, non en imposant une langue plus qu'une autre, ni par la traduction bêtement littérale de mots utilitaires, mais en s'intéressant à l'autre pour le comprendre, au sens large comme restreint au langage : pour comprendre ses subtilités, il faut le connaître ; pour le connaître, il faut parler avec lui ; pour comprendre les subtilités de sa langue, il faut la vivre.
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C'est ce que l'auteur prouve ici par la pratique : Pour cela, il nous immerge dès les premières lignes dans le parler et le système de pensée de chaque personnage que nous allons suivre tour à tour. Joe vient de la Nouvelle-Marseille, il ne parle pas encore kréyol tout le temps mais il le comprend, nous le traduit dans son français émaillé de mots marseillais, verlan, djeuns et créole. Fraichement arrivé à Lanvil, il est recherché par les drones qui sillonnent les rues. Heureusement, il rencontre Patson qui lui montre comment les déjouer avec un peu de maquiyaj pour ne jamais montrer son vrai visage ! Patson est habitué à fomenter des mauvais coup sous les radars de la répression. Avec lui, le creyol sera beaucoup plus exploité car il baigne dedans depuis toujours, même s'il l'agrémente de langage moderne.
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Mais l'identité est un tout, nous sommes aussi notre mode de vie. L'auteur en profite alors pour insérer des réflexions sur la vie derrière nos écrans.
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« La projection sur écran peut devenir une distraction si grande qu'un individu en oubliera sa propre vie. Si cette vie est déjà indigente, l'écran devient le but à atteindre. C'est pour cela que Lanvil attire toujours plus de migrants, réguliers ou irréguliers : elle est une utopie de projections dont l'image, toujours positive, toujours paradisiaque, se diffuse tout autour du monde. Sauf que, bien souvent, ces populations entrantes ont oublié qu'elles pouvaient modifier leur propre réalité. »
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Malgré son image de paradis, Lanvil contient aussi ses bas-fonds, ses quartiers où une révolte se prépare… C'est avec Pat, le père de Patson, que nous rentrons dans le dur du langage : Lui parle la langue de ses ancêtres car c'est le seul lien qu'il possède encore avec eux, maintenant que Lanvil les a plus ou moins dépossédés de leur Tè. C'est pourquoi il n'a jamais voulu faire partie de la « haute » société de Lanvil et qu'il se terre Anba Lanvil. Il y trame le démantèlement de cette société qu'il ne cautionne pas, prônant un retour aux sources, à la vraie vie, à « avant ». Mais les retours en arrière sont-ils jamais possibles ? Comment s'y prendre en étant ultra surveillé par le réseau gigantesque de la ville qui traque chacun à tout instant ? La chance de Pat, c'est qu'il a toujours refusé de s'implanter ces nouvelles technologies qui vous font repérer en un rien de temps.
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Car : « Qui rêve de ça ? Un monde qui repose sur une illusion, une dématérialisation… Nous vivons dans nos idées et nos pensées, à des années-lumière du corps et du réel. »
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« La particularité de ce colonialisme, c'est qu'il n'est pas violent. de manière abstraite, l'écran se sert de notre blessure narcissique pour nous fasciner, nous séduire, nous éblouir. Nous projetons sur lui nos propres désirs. Nous participons activement à notre propre colonisation. Nous ne voyons plus rien, pas même ce que nous devenons. »
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« Une société d'écrans comme la nôtre est une société d'éblouissements et de représentations constantes : elle nous éloigne du réel. L'écran, donc, nous dépossède de la réalité. Il me paraitrait naturel que certains individus tentent de s'extraire de cette société pour reconquérir leur réel. »
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C'est là que l'arme secrète de Pat intervient : un membre particulier de sa faction a infiltré le rézo de la ville pour trouver où creuser pour retrouver la Tè Marron, la terre des ancêtres, des origines, des racines. Aussi, non-content de proposer une vraie réflexion sur la communication et les écrans à l'heure de la mondialisation, ce texte est également empreint de valeurs familiales : l'homme qui se transforme en machine espère secrètement un retour aux sources, au plus important : la famille, les liens réels. Initialement, je lui avais mis 4 étoiles mais plus je le réexplore pour vous en parler, plus je le trouve riche pour ses seulement 200 pages et lui rajoute la demie bien méritée.
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« Sé an wa, my flingue. C'est un roi enterré. Un roi à la couronne d'élektrolocks. Cent broches ki ka rantré par le tétral é ki ka inondé son cerveau de données nimérik et de rêves virtuels. C'est un roi pirate, my flingue, qui navigue sur les rézo du monde. »
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Nous croisons également tout un panel de personnages secondaires, de dialectes qu'il faudra décrypter pour parvenir à comprendre nos personnages, leurs actes, leur vie, leur personnalité. Chacun adapte son langage à lui-même comme nous le faisons tous un peu, ce qui complique la tâche du lecteur qui doit s'adapter dès les premiers mots. Mais l'auteur ne manque pas, au fil du récit et après nous avoir laissé nous dépatouiller par l'expérience, de glisser quelques aides à la lecture tels : lire à haute voix, ou faire expliquer des mots par ses personnages, ou faire reprendre un bout de la conversation en français par un autre personnage, nous faisant apercevoir la signification d'un mot. Nous sommes donc récompensés de nos efforts et même doublement : L'auteur nous met en succès et nous rend fiers de comprendre les langages, mais aussi ce monde de science-fiction nouveau pour nous dans lequel il nous faut nous adapter en y vadrouillant, nous l'approprier en suivant les personnages. Même une novice comme moi y parvient sans mal !
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« Ek koté i yé ? J'le vois pas ton tout-monde. Kidonk sé té an mansonj lot swè-a, adan kanbiz'w ? T'as rien, Pat. Ayen ! An vyé rev selman. »
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Une belle démonstration par la pratique de la langue, non comme fossé entre nous mais comme vecteur de liens infinis, de relations, de mains tendues, de rhizomes ; comme incitation à se comprendre, se connaître, se connecter les uns aux autres pour se penser, se panser les uns les autres et panser le monde, le tout-monde. Sans écran de fumée entre nous ; juste une reconnexion à nos racines profondes pour nous rendre compte qu'au plus profond elles sont communes, une reconnexion à la
tè mawon, la terre marron, la vraie, sans artifice : notre mère à tous, celle qui nous a vu naître et nous verra mourir. Fos é respé pouwot oeuv,
Michaël Roch !