Oh ! l’insipidité des rendez-vous maussades
Qu’on se donne, en hiver, dans un faubourg lointain,
Aux fins d’après-midi, lorsque entre les façades
De rares coins de ciel sont couleur de l’étain.
La femme qu’on attend dans la boue et la pluie,
On sent bien que pour elle on a guère d’amour
Et qu’elle est tout au plus dans l’âme qui s’ennuie
La lampe qu’on allume après la mort du jour !
Le soir triste descend, tandis que les gouttières
Sanglotent et tandis que de grands corbillards,
Elégiaquement, vers les blancs cimetières,
Leurs lanternes en feu, s’en vont dans les brouillards.
On tombe tout à coup à des mélancolies
Si mornes qu’on voudrait s’en retourner chez soi
Ou bien, dans une église où l’on chante complies,
Entrer et raccrocher des lambeaux de sa Foi !
Et voici qu’on allume au loin les réverbères.
? Non ! on ne l’aime pas, celle qui doit venir ! ?
Et voici que là-bas les vices impubères
S’accouplent dans le noir que le gaz va jaunir.
On voudrait s’enfuir vite et rentrer dans sa chambre,
Avec des haut-le-corps, quand on songe au roulis
Des fiacres cahotant, dans le froid de novembre,
Des amours de hasard sous leurs rideaux salis !
Oh ! les baisers furtifs dans l’ombre des impasses !
Tout le passé revient : les mobiliers d’hôtel,
Les noms prostitués égratignant les glaces,
Et l’on songe en pleurant que le cœur devient tel,
Plein de charbons éteints, de tentures fanées,
Et qu’aux heures de spleen, quand nous y retournons,
Nous en trouvons aussi les chambres profanées
Et le miroir d’amour tout balafré de noms !
Les orgues
Quand le soir descendait, le soir attendrissant,
Des amants chuchoteurs allaient le long des berges ;
Des bruits d’orgues venaient des lointaines auberges
Et la Lune attristait comme un portrait d’absent.
Or, ces orgues pleurant parmi les vapeurs bleues
Du brouillard qui semblait l’haleine de la nuit,
Ces orgues dont l’espace alanguissait le bruit,
C’était la voix dolente et l’âme des banlieues.
L’âme des quartiers morts et des pauvres enclos,
L’âme éparse du peuple au fond des terrains vagues,
Du peuple tristement joyeux, pareil aux vagues
Dont l’écume chantante est pleine de sanglots.
L’âme des vagabonds, des forains sans asile
Et des vieux chiens perdus par les chemins lépreux,
Où des flaques d’eau morte ont un air douloureux
Comme des yeux crevés d’où le soleil s’exile !
Oh ! ces orgues, le soir, par les lointains faubourgs,
Rythmes plaintifs cognant aux vitres des lanternes,
Et venant consoler, près des mornes casernes,
L’âme des déserteurs pleurant dans les tambours.
p.81-82
PREMIER AMOUR
Douceur du souvenir
Souvenir ! ô douceur d’un amour qui s’achève !
Souvenir ! ô douceur d’un songe qui n’est plus !
Rappel triste, en marchant, d’anciens vers qu’on a lus ;
Écume de la mer dont s’argente la grève.
L’église a disparu, mais la cloche on l’entend !
Souvenir ! ô douceur de la convalescence !
Charme de la sourdine et de la réticence
Qui font paraître au loin le rythme plus chantant.
L’amour fini ressemble à la mélancolie
Du soir ; au pied du mont, quand la flore est cueillie,
Il ne faut pas plus loin fatiguer ses genoux,
Ni trop s’époumoner à monter jusqu’au faîte,
Car, après tout, l’amour qui mit notre âme en fête
S’il eût été plus long aurait été moins doux !
p.73-74
Renoncement
Loin des villes, des quais, des marchands et des grèves,
Mon vaisseau revenu des plus lointains climats,
Pour que rien ne se mêle aux songes de ses mâts,
S’isole dans la mer qui respecte ses rêves.
Aucune cargaison n’en a rempli les bords,
Il n’a jamais connu le feu des abordages
Et met tout son orgueil à laisser ses cordages
Reposer sur le pont comme des serpents morts !
Mon navire inutile et superbe sommeille,
Sans que jamais pour un trafic il appareille
Vers quelque port lointain entrevu dans le soir.
Et seul, sans matelots, ayant cargué ses voiles,
Il dérive au milieu d’un mirage d’étoiles
Dans une mer propice à son grand nonchaloir !
p.155-156
Georges Rodenbach - Le soir dans les vitres