Si certains artistes exceptionnels s'imposent universellement en fonction des horizons nouveaux qu'ils ont su ouvrir aux yeux éblouis de leurs contemporains (les éblouissant parfois au point de rendre la majorité aveugle à leur art), la plupart d'entre eux, bien plus modestes, travaillent à construire leurs oeuvres au sein d'horizons préétablis par quelque prédécesseurs aux génies plus hardis. La qualité du travail de ces derniers ne doit donc pas être évaluée en terme d'originalité mais plutôt en fonction de leur capacité à atteindre les plus hauts sommets de la perfection au sein de ces horizons préétablis.
À mon sens, Rostand est un géant au sein de ce deuxième type d'artistes. Si il n'invente rien, il arrive à une synthèse parfaite entre les théâtres tragique et comique. Son Cyrano peut, en effet, être apprécié uniquement en tant que comédie d'une grande finesse sans décevoir aucun amateur du genre, comme il peut également être apprécié exclusivement en tant que tragédie avec autant de succès. En cours de lecture, la constitution de notre jugement, taillé au burin de l'histoire de l'Art, se voit ainsi ballotté du comique au tragique, puis du tragique au comique, jusqu'à atteindre la position de synthèse dialectique propre à la pièce de manière rétrospective.
Rostand s'impose de plus le lourd carcan de l'alexandrin rimé avec une telle maîtrise que, loin d'en faire sentir le poids à son lecteur, il l'entraîne plutôt à une sensation de légèreté et de vivacité qui accentue aussi bien la noblesse des sentiments que la finesse comique du récit.
Tout cela constitue déjà un véritable exploit littéraire que Rostand a voulu dédier à l'âme de Cyrano et c'est effectivement ce qu'il fait. Car Cyrano a existé comme personnage historique avant de devenir personnage de théâtre. Ce Cyrano réel avait effectivement un grand nez (il en existe toujours quelques portraits) et aimait s'en moquer tout en se montrant très susceptible à ce sujet, il a écrit quelques récits de voyages imaginaires, des lettres, des poèmes et une pièce de théâtre.
Dans son Voyage sur la lune, tous les lunaires ont d'ailleurs le nez long, et Cyrano s'en fait ainsi expliquer la raison par l'un deux :
« Maintenant, afin que vous sachiez pourquoi en ce pays tout le monde a le nez grand, apprenez qu'aussitôt que la femme est accouchée, la matrone porte l'enfant au Prieur du Séminaire; et justement au bout de l'an les experts étant assemblés, si son nez est trouvé plus court qu'à une certaine mesure que tient le Syndic, il est censé camus, et mis entre les mains des gens qui le châtrent. Vous me demanderez la cause de cette barbarie, et comme il se peut faire que nous chez qui la virginité est un crime, établissons des continences par force? Mais sachez que nous le faisons après avoir observé depuis trente siècles qu'un grand nez est le signe d'un homme spirituel, courtois, affable, généreux, libéral, et que le petit est un signe du contraire. » (Voyage sur la lune, 119)
En échos, Rostand écrira :
« Énorme, mon nez!
Vil camus, sot camard, tête plate, apprenez
Que je m'enorgueillis d'un pareil appendice,
Attendu qu'un grand nez est proprement l'indice
D'un homme affable, bon, courtois, spirituel,
Libéral, courageux, tel que je suis, et tel
Qu'il vous est interdit à jamais de vous croire,
Déplorable maraud! »(42-42)
Le vrai Cyrano, comme le raconte Rostand, avait aussi un fort penchant pour la philosophie et goûtait particulièrement Gassendi (119, 135) dont il a souvent glissé des opinions dans la bouche de ses personnages. Ses récits de voyages sur la lune et le soleil ont quelque chose de parfaitement ridicules au premier abord, mais contiennent tellement de formules ingénieuses et amusantes, tellement d'inventions mécaniques et de réflexions philosophiques que même le plus récalcitrant à cette lecture se laissera gagner et pourrait finir par dire, comme de Guiche devant la porte de Roxanne :
« Mes compliment, monsieur l'inventeur des machines :
Votre récit eut fait s'arrêter au portail
Du paradis, un saint! Notez-en le détail,
Car vraiment cela peut resservir dans un livre! »(160)
Les talents d'écriture du vrai
Cyrano de Bergerac sont si indéniables que le grand
Molière lui-même été lui plagier certains passages, dont la fameuse phrase « Que diable allait-il faire dans cette galère? » des Fourberies de Scapin que Cyrano avait d'abord écrite dans le Pédant Joué. Plagiat auquel Rostand ne manquera évidemment pas d'y faire allusion dans son hommage.
Le Cyrano historique, comme Rostand le raconte (227), est aussi bel et bien mort des suites d'une pièce de bois qui lui est tombé sur la tête, et l'on ne sait effectivement pas si l'incident s'est produit de manière accidentelle ou non, il aurait aussi tenu tête à cent hommes à la porte de Nesle (29) et montré une grande liberté d'esprit avec beaucoup de constance dans son oeuvre par rapport aux vérités religieuses.(232)
Bref, l'hommage à l'âme de Cyrano que fait Rostand se trouve aussi bien dans la forme tragi-comique pleine d'ingéniosité verbale que dans le fond historique de ce chef d'oeuvre qui est vraiment à lire et relire, voir et revoir, ouïr et entendre!