Bon, encore une fois, Nastasia-B a tout dit, et je me sens comme Christian, benêt, honteux, sans gouaille, muet comme un certain valet de héros, tous les dimanches soirs sur France 3, avant le stoïque Murdoch...
Je reviens d'entre les morts après une période diminuée en lectures, une overdose de polars et de méditations littéraires sous le soleil fulgurant de l'été 2015. Il me fallait un retour aux classiques, à l'ultime littérature, sortir de la noirceur brute, revenir à l'émotion, à l'humour, aux belles lettres... Que n'ai-je bien choisi cette Oeuvre, incarnation même du Verbe et de ses harmonies, raison même de mon amour infini pour la littérature, quelles que soient les périodes où il peut être mis à mal par les désillusions et tourments qui minent notre époque grise, matérielle, et terriblement superficielle.
Cyrano, c'est Victor Hugo, c'est Jack Skellington, c'est le romantisme mais au XVIIème, c'est Shakespeare et Cervantès, comme dit Nastasia, et Rostand renvoie Molière, Corneille et Racine à la niche, tels de vulgaires dociles des Fables du grand La Fontaine. C'est aussi Rabelais, dans cette folie néologique, dans cette profusion gastronomique grâce au personnage de Ragueneau, et dans ce goût de vivre, ces plaisirs auxquels goûtent les Gascons jusqu'au trépas!! Riant à gorge déployée autant que sur du Nasier, du Wilde ou du Cohen, pleurant à chaque évocation enflammée de Cyrano pour Roxane, j'étais loin de m'attendre à la rupture de ton qui se fait progressivement à l'acte IV, jusqu'à cet automne terminal, où Cyrano nous quitte et nous arrache le coeur. Les larmes menacent encore de tomber, là, sur le clavier, avatar maudit d'un siècle de guerre, sans panache aucun, dans la fourberie et le mépris.
Le personnage incarne un idéal de grandeur, d'héroïsme, de galanterie aujourd'hui moqué par les féministes misandres que je hais, et qui s'est tristement envolé de la surface de notre planète, au profit d'une asexualité et d'une banalisation des rapports, d'une obsession de l'apparence, d'une greffe de la technologie, à la place de l'épée, sur nos mains, tout droit sortie d'un livre de science-fiction, mais usée avec une telle lâcheté qu'elle effraierait même ce cher Bardamu. Cyrano va de Ronsard à James Ellroy, il commet tous les sacrifices pour une femme, il est l'artiste ultime, celui de l'ombre, celui qui ne tire nul laurier, contente amis et esthètes, se fait un tas d'ennemis, et qui ne sera reconnu que post-mortem. On aurait voulu que la pièce restât une comédie dans son entier, que tout se finisse bien dans le meilleur des mondes, sur un soleil levant plutôt qu'un soleil couchant où notre coeur s'éteint avec elle. Mais notre émoi est tel que ce regret ne dure pas. On pourra s'irriter de son absence totale et radicale de compromis qui entraîne sa fin, demeurer frustré qu'il n'écoute pas Le Bret, voix de la raison, mais sa chute, et le protagoniste lui-même, n'en sont que plus grandioses.
Chaque acte offre des moments de bravoure, de fougue, de folie, de tendresse, de passion, les plus exquis les uns que les autres. On ne saurait choisir quel moment on préfère : le début déjanté au théâtre (qui désarçonne, tant il y a de personnages, de didascalies très précises et nombreuses, une profusion qui ferait rougir Hugo), puis chez Ragueneau, LA scène du balcon, le champ de bataille ou le couvent... Les répliques cultes fusent et abondent comme dans du Shakespeare, tout particulièrement de la part de ce cher Cyrano, et on se dit que le Shakespeare français était là, caché : Edmond Rostand, mesdames et messieurs!! Auteur parfois un peu oublié, qui a eu un seul succès majeur, éclatant, triomphant, qu'il n'a apparemment pas récupéré ensuite. Même le grand Victor est vaincu. Je m'incline devant, je dis bien, la meilleure pièce française qu'il m'ait été donné de lire.
Élevé à haute dose de Disney, amoureux des arts, leur rendant hommage et les défendant sans cesse au nez (il fallait en parler) des grotesques ministères qui les piétinent, je demeure seul et perdu dans une époque dure, insensible, ramassé uniquement par la littérature, en particulier lorsqu'elle est portée par une telle plume. Né 200 ans trop tard, sans doute. J'aurais voulu côtoyer Victor Hugo, que l'on idolâtre les grands poètes plutôt que Nabilla, et que la courtoisie, la chevalerie envers les femmes ne soit pas perçue à l'envers, comme un geste misogyne, comme si Orwell était passé par là et avait passé les cerveaux au lave-linge et à l'essoreuse. Cyrano, Dieu des poètes dans cette pièce, ne souhaiterait sans doute pas cet apitoiement éternel et insupportable, il m'encouragerait à mourir pour l'art, pour la séduction d'êtres déïfiés, pour les universités, pour les librairies, contre les brailleurs de l'illétrisme, contre les liseuses, la grisaille et la crise. En attendant, telle Roxane au couvent, je m'enferme au milieu des livres, seul refuge, seul réfugié, contre la médiocrité d'un dehors beckettien. Nul panache à en tirer, comme Cyrano, à part peut-être celui d'écrits universitaires et virtuels au moyen d'une technologie que pourtant je fustige. Bah! Il faut bien que je possède mes propres contradictions...
Je me retourne vers la Lune et demande à Cyrano ce qu'il penserait de cette époque vaste, futile, clinquante et sans vie. La réponse est évidente. J'encourage tout le monde à lire cette pièce géniale et bouleversante, pour cette histoire d'amour impossible, et surtout pour l'écriture, pour son héros, qui représente tout ce que nous aimons, nous, lecteurs. Et continuons à lire, lire, lire, lire. Et écrire. Peindre. Et jouer de la musique. Pendant que le monde croule lamentablement sous la fatuité, les guerres et les prédicateurs, dans un absurde pire que celui d'Orwell, Kafka et Beckett réunis, qui fait passer les pires polars pour des farces burlesques. En espérant ne pas trop avoir refilé mon blues post-romantique aux lecteurs...
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